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phénomène. Je voulus faire comprendre à Pierre-Louis que le sel marin enlevé à plusieurs reprises, sans que l’eau eût été renouvelée, se trouvait maintenant assez peu abondant pour que les autres sels en dissolution l’empêchassent de se cristalliser. M. Content ajouta que la faute en était à ceux que Pierre avait chargés de ses saulnaisons, et qu’en faisant une nouvelle prise d’eau, son marais serait simplement retardé ; mais Pierre-Louis paraissait frappé : il secoua la tête sans répondre et se mit à faire le tour des chaussées pour examiner les cobiers. Je ne pus retenir une réflexion d’étonnement sur les constantes disgraces qu’avait eu à subir le jeune saulnier ; mon conducteur me répondit en souriant

— Il fait son apprentissage, le tour des heureuses chances arrivera ; mais il faut pour cela que Pierre-Louis devienne moins prompt à entreprendre et plus lent à oublier. Jusqu’à présent les leçons ne lui ont guère profité qu’un jour ; le chagrin glisse sur lui comme la pluie sur nos toits, le moindre soleil suffit pour tout sécher. Avec l’âge viendra la prudence. C’est à force de prendre garde et d’être patient que nos gens peuvent nouer les deux bouts de la vie, car entre le baptême et l’enterrement la route a bien des descentes et bien des montées. Ailleurs, monsieur, on coupe le blé par gerbes, ici il faut le ramasser grain à grain. Une famille de paludiers ne peut soigner que cinquante millets, qui lui rapportent un peu plus de deux cents francs pour cinq personnes. Comment vit-elle avec une pareille somme ? Je ne saurais vous le dire. C’est un de ces miracles d’industrie et de sobriété qu’on ne peut expliquer, mais qui ont cessé de surprendre, parce qu’ils se renouvellent tous les jours.

Dans ce moment, le Parisien, qui avait suivi Pierre-Louis, revint vers nous avec de grands éclats de rire.

— En voilà encore un Cosaque ! s’écria-t-il en nous montrant le saulnier, qui avait repris le chemin du bourg ; savez-vous qui il accuse de ses désagrémens ?

— Le petit charbonnier ?

— Juste ! Quand j’avertissais monsieur qu’ici ils étaient tous abêtis par les préjugés ! Ils ne comprennent seulement pas que chacun a un bon ou un mauvais sort, ce que Napoléon appelait son étoile ! Moi qui vous parle, j’en ai une et du bon cru, faut croire, car deux somnambules, élèves de Mlle Lenormant, m’ont prédit un riche mariage avec une demoiselle titrée.

Je souris malgré moi. L’incrédulité du douanier ressemblait à celle de la plupart des esprits forts ; ce n’était qu’un déplacement dans les superstitions ; les erreurs de son prochain lui faisaient pitié, parce qu’il en avait d’autres.

En rentrant dans le bourg, nous rencontrâmes une foule endimanchée