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rappelaient, par la forme et la couleur, ces tentes de poil de chameau que dressent les tribus arabes dans les plaines de l’Algérie. De grandes et belles jeunes filles, portant sur leurs têtes les jattes de bois ou gèdes chargées de sel, couraient pieds nus le long des cloisons glissantes du marais. L’efflorescence d’un blanc d’albâtre qui couronnait le sommet de la ladure devait payer leur fatigue. Une odeur de violette s’exhalait autour de nous sous la lace (rateau) des saulniers ; partout retentissaient des rires, des chants, des cris d’appel ; on sentait circuler dans l’air la joie qui naît de l’abondance et de l’activité.

Une partie de la récolte de sel était déposée par tas inégaux autour d’étroits placis. N’axant point payé l’impôt, elle était là sous la garde de douaniers qui veillaient jour et nuit pour en prévenir l’enlèvement par les fraudeurs. Mon conducteur s’arrêta à quelques pas d’une da ces panthières que surveillait un des agens substitués aux commis de l’ancienne gabelle, et qui ont conservé dans le pays le nom de gabelous. C’était un petit homme à la figure chafouine, à l’œil effronté, et dont les mouvemens avaient une certaine nonchalance éreintée parodiant l’allure des anciens marquis. Bien que son apparence fût chétive, on sentait en lui cette vitalité nerveuse qui n’est point la force, mais qui y supplée. M. Content me le présenta sous le nom du Parisien en l’avertissant que j’arrivais de son pays. Le douanier m’adressa un de ces saluts insolemment polis, particuliers aux faubouriens de la grande ville.

— Ah ! monsieur vient de chez nous ? dit-il en me regardant, comme s’il eût voulu s’assurer de la provenance : pourrait-il me dire ce que fait pour l’instant le cavalier du Pont-Neuf ?

— Mais sa faction, comme vous, répliquai-je en souriant et sans prendre garde à son rire ironique.

— Monsieur fait erreur, reprit-il plus poliment ; je ne prends la panthière qu’à la mi-nuit, et je suis ici maintenant en amateur, à cette seule fin d’admirer les graves de nos paludières. Ça ne vaut pas les débardeuses de l’Ile d’amour ; mais à la campagne on prend ce qu’on a. Monsieur doit apporter des nouvelles de là-bas ?

Je lui rapportai ce que je savais de plus récent. Le Parisien ne s’intéressait qu’aux affaires des théâtres de boulevard, dont il avait autrefois fréquenté les parterres : pour lui, l’histoire de France se trouvait comprise entre la porte Saint-Martin et la rue de Ménilmontant. Il m’interrogea sur les pièces, sur les décorations, sur les acteurs, en entrecoupant ses questions de tirades et d’anecdotes. Il avait assisté pendant quinze années, on devine en quelle qualité, à toutes les premières représentations, et en parlait comme un vétéran parle des grandes batailles de l’empire. Je voulus savoir ce qui avait pu faire consentir, l’ancien chevalier du lustre à cette émigration dans les marais de la