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Allons ferme à l’housteau (le logis),
Vous aurez du r’nouveau (regain).
L’bon Dieu aim’ les chrétiens !
L’blé a grainé ben,
Mes mignons ! c’est vot’ gain !
Les gens auront du pain,
Nos femm’ vont ben chanter,
Et les enfans s’ront gais !

Hé !…
Mon rougeaud,
Mon noiraud,
Allons ferme à l’housteau,
Vous aurez du r’nouveau.


Certes, on peut dire ici comme pour la chanson d’Alceste :

La rime n’est pas riche, et le style en est vieux ;


mais ce cantique joyeux du pauvre laboureur sentant qu’il ramenait à la ferme, avec ses gerbes, les chants des femmes et la gaieté des enfans, cette espèce de confidence faite à ses humbles compagnons de peine dont il avouait ingénument que sa prospérité était le gain, tout cela embelli par un beau soleil d’août, un paysage paisible, et surtout par la grace de l’imprévu, me causa alors une émotion que je ne puis me rappeler sans qu’il m’en revienne quelque chose. Il y avait tant d’harmonie entre les sourires du ciel, l’abondance de la terre et la naïve allégresse du poète campagnard, que le tout se confondait, pour ainsi dire, et que la rusticité du dernier disparaissait noyée dans la grande poésie de l’ensemble.

Pierre-Louis, qui s’était aperçu que j’écoutais, se rapprocha.

— En voilà un vrai beuier, me dit-il, et qui sait bien arauder si couplée ! Cette chanson-là, voyez-vous, ça vaut tous les aiguillons quand on veut faire marcher les dormeurs. Il n’y a rien comme la voix d’un chrétien pour les bêtes que Dieu nous a données à service ; ça leur soutient le cœur. Si je ne sifflais pas mes mules, leurs sommes de sel auraient double poids.

Pendant tout ce temps, Jeanne était restée étrangère à l’entretien, et comme indifférente à ce qui l’entourait. Son regard, toujours tourné vers l’horizon, dévorait l’espace. Elle s’agitait sur sa monture ; elle la frappait à chaque instant de sa baguette de saule pour presser son allure ; ses traits avaient pris une animation presque fiévreuse. Nous commencions à croiser des gens que Pierre-Louis connaissait et avec lesquels il échangeait, en passant, quelques paroles amicales ; mais Jeanne n’écoutait pas et allait toujours. Enfin le saulnier, qui