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s’endorment sur le gazon de quelque carrefour. Là, continuant leur voyage dans le sommeil, ils passent de plain-pied de la réalité au rêve. C’est alors que les muletiers qui traversent les mielles[1] de la Normandie rencontrent, dans leurs songes, le moine trompeur, assis sur la pierre du chemin avec ses piles d’or attirantes, ses cartes qui gagnent toujours, et proposant au passant de lui jouer son amie ; c’est alors qu’ils voient la mule d’égarement qui se laisse monter par le premier venu, puis disparaît pour toujours avec lui ; c’est alors enfin qu’ils entendent le grelot maudit tintant au-dessus des vagues et attirant les voyageurs aux abîmes. Les saulniers de la Loire n’échappent pas plus que ceux de la Manche à ces hallucinations décevantes. Eux aussi, l’inconnu les enveloppe et les épouvante. Vous leur opposerez en vain tous les raisonnemens : l’imagination populaire a bâti son poème au-dessus de la région que ceux-ci peuvent atteindre ; tout au plus les amènerez-vous à un doute de complaisance qui est encore l’expression de la foi.

— Après tout, il n’y a que Dieu qui sait ces choses, me dit Pierre-Louis quand il eut écouté tout ce que je pus trouver à lui dire ; bonheur et chagrin ressemblent aux grains de l’épi ; nous n’y pouvons rien, il faut laisser le soleil les mûrir !

Et, satisfait de cette réflexion qui le déchargeait de la prévoyance, le saulnier se remit à siffler l’air d’une ronde villageoise. Nous avions alors atteint une campagne soigneusement cultivée, et dont on commençait à enlever les moissons. On entendait s’élever de tous côtés des chants dont je ne remarquai d’abord que la mélodie traînante ; en approchant, je m’aperçus que les paroles en étaient improvisées et adressées à l’attelage. C’était une sorte d’entretien rimé dont le laboureur faisait naturellement seul tous les frais, mais que les bœufs semblaient comprendre. Si la voix fatiguée cessait de se faire entendre ou seulement fléchissait, on voyait le joug s’abaisser, les pas s’allanguir ; mais que le chant reprît, et les bœufs relevaient la tête en faisant un nouvel effort. Je ralentis la marche de ma monture pour écouter un jeune paysan dont le chariot, chargé de gerbes, côtoyait, au-delà du fossé, la route que nous suivions. Il répétait, dans un mode plaintif et sur le ton élevé ordinaire aux chanteurs de la campagne, un de ces ranz champêtres dont les paroles, immédiatement recueillies, me sont souvent revenues à la mémoire. L’improvisateur les adressait à son attelage.

Hé !…
Mon rougeaud,
Mon noiraud,

  1. On appelle mielles les grèves sablonneuses du département de la Manche.