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là,… le nom de Jeanne peut avoir été mis à cette place par n’importe qui… peut-être bien par monsieur lui-même.

En hasardant cette supposition, le saulnier me jeta un regard moitié interrogateur, moitié suppliant, qui semblait une invitation à l’appuyer : il cherchait un prétexte d’explication qui pût tromper la jeune femme et lui-même ; mais Jeanne répondit de manière à prévenir tout mensonge. Elle nous avait suivis jusqu’alors, et savait que nous ne nous étions point approchés du placis où son nom se trouvait tracé. La marque de nos pas avait d’ailleurs écrit tous nos mouvemens. Comme elle me les montrait, mes yeux remarquèrent sur le sable une empreinte singulière qui ne semblait laissée ni par le pied d’un homme, ni par celui d’un animal connu ; de forme triangulaire, cette empreinte était, pour ainsi dire, frangée par une rangée de griffes ou de doigts vaguement indiqués. Mes deux compagnons l’aperçurent aussi bien que moi, et se la montrèrent en silence. Je compris, au trouble de la saulnière et à l’empressement avec lequel Pierre-Louis rassembla ses mules, que cette dernière indication levait tous leurs doutes. Le saulnier me pria assez brusquement de reprendre ma monture, et nous sortîmes des dunes.

J’aurais voulu m’expliquer ces pistes bizarres autour du nom de Jeanne ; mais, quand je voulus interroger cette dernière, elle me répondit avec une réserve pleine de répugnance. Le saulnier lui-même avait momentanément perdu son insouciante gaieté : il marchait derrière nous, la tête basse et la main sous les aisselles, sans prendre garde à ses mules, qui, par instans, rompaient la file pour arracher aux buissons quelques jeunes repousses de ronces ou d’églantiers.

Ceci me frappa sans me surprendre. J’avais déjà pu remarquer plus d’une fois combien facilement l’imagination de ces coureurs de route inclinait au merveilleux. Livrés à toutes les illusions que peuvent créer l’ignorance et le désir, ils suivent les chemins déserts en interrogeant les lueurs et les ombres, les silences et les rumeurs. Peu à peu la fascination de la solitude les trouble ; ils sentent leur raison vaciller et mille images confuses se former dans les ténèbres. Bercés par le pas lent des mules et à demi endormis au son de leurs grelots monotones, ils voient les arbres courir à leurs côtés comme des fantômes ; le vent qui siffle dans les rochers devient une voix qui les appelle ; le bruissement de l’eau, une plainte de trépassés. Tous les incidens de l’obscurité se transforment en mystères saisissans. Un monde imaginaire se substitue de plus en plus au monde réel ; ils aperçoivent ce qu’ils ont imaginé, ils entendent ce qu’on leur a raconté. En vain demandent-ils à leur gourde de voyage l’assurance et la lucidité qui leur échappe ; chaque gorgée d’eau-de-feu évoque un nouvel essaim de visions, jusqu’à ce qu’étourdis d’ivresse, ils glissent de leur monture et