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souvenir d’un embrasement terrible, qui s’était insensiblement étendu à plusieurs centaines d’arpens, et avait menacé d’envahir la plaine tout entière. Il avait fallu sonner les cloches dans les onze paroisses riveraines ; tous ceux qui pouvaient manier la bêche ou la pioche étaient venus, et l’on avait cerné l’incendie par une fosse d’une lieue de circuit. La mare que je venais de traverser en avait fait partie. Tout en me donnant ces détails, le Bryéron tâchait de retirer la perche que Pierre-Louis avait laissée enfoncée dans le lit tourbeux de la ravine ; mais elle résistait à ses efforts, et je dus lui prêter la main.

— Monsieur voit que la Bryère aime ce qu’elle tient, me dit Michel en souriant ; qui laisserait là ma mingle seulement quelques jours la verrait disparaître jusqu’au bout. Rien n’est ici comme ailleurs. Il se passe quelque chose sous notre terre, savez-vous ! On a beau manger la tourbe avec la bêche, elle reste toujours au même niveau, et la Bryère monte à mesure.

Je demandai si l’on donnait dans le pays quelque explication de ce phénomène.

— Pardieu ! c’est la faute aux fils de Japhet, interrompit le saulnier en riant ; monsieur ne sait donc pas l’histoire ? Il paraîtrait qu’au temps d’autrefois la Bryère avait comme qui dirait un rez-de-chaussée et une cave. Le tout appartenait aux kourigans et à la famille de Japhet, et chacun occupait à son tour le dessus ou le dessous ; mais les hommes, qui étaient déjà des maugrebins, profitèrent du moment où ils demeuraient au meilleur étage pour murer dans la cave leurs voisins, si bien que tous sont restés là depuis, sauf le petit charbonnier, qui s’est enfui par la cheminée, et qui est devenu notre génie de malheur. Si la Bryère monte, c’est que les kourigans la soulèvent pour venir réclamer leur étage, et si les perches descendent, c’est qu’ils attirent à eux tout ce qui s’enfonce dans la terre.

Michel fit un mouvement d’épaules.

— Ce sont les nourrices qui racontent ça à leurs fiots, dit-il avec une certaine gravité importante ; mais nos anciens ont trouvé une vraie raison. Ils croient que nous avons la mer sous nos pieds, si bien que le pays entier est un grand radeau qui flotte toujours et se tient de niveau.

J’aurais ri de l’hypothèse du Bryéron, si je n’eusse point connu les suppositions des savans ! N’avais-je point lu récemment dans un mémoire scientifique que la Bryère était une mine d’étain qui avait eu précisément cent cinquante pieds de profondeur, et que le temps avait fait crouler. Les îles qui la parsèment aujourd’hui étaient d’anciens noyaux de soutenue, les arbres qui s’y trouvent enfouis des étançons ! Quant à la tourbe, dont l’auteur ne disait mot, on pouvait la regarder sans doute comme un résidu provenant du traitement de l’étain. C’était,