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L’accueil de ceux-ci fut plutôt embarrassé que tendre. Comme tous les paysans, ils semblaient arrêtés dans leur expansion par une sorte de honte qui ôtait sa grace au contentement. Tous deux restaient debout devant les nouveaux venus, ne sachant que rire et s’étonner de les voir. Enfin pourtant ils se décidèrent à prendre avec eux le chemin du logis. Jeanne avait laissé là sa mule et pris à pied, avec la vieille sœur, un sentier de traverse ; moi-même je forçai ma monture à rompre les rangs et à ralentir le pas, afin de voir plus à loisir l’étrange paysage qu’éclairait alors le soleil couchant. Michel et le saulnier me précédaient de quelques pas, engagés dans une conversation dont plusieurs phrases m’arrivaient par intervalles, mais que j’entendais sans y prendre garde. Cependant le nom de Gatien éveilla, pour ainsi dire, mon oreille, et attira mon attention.

— Est-il reparti ? demandait Pierre-Louis, dont l’inquiétude perçait même sous l’accent moqueur de sa voix.

— Depuis deux jours, répliqua le Bryéron ; il va et vient comme ça sans pouvoir dire pourquoi : on croirait un cobrégeau que la brise de mer amène et remporte.

— Mais la brise de mer, c’est toujours Jeanne ?

— Toujours ; il est aussi affolé d’elle que quand tu l’as épousée, et, si on prononce son nom devant lui, eût-il le morceau de pain près des lèvres, il se sauve comme le guillemot qui a entendu un coup de fusil.

Pierre-Louis éclata de rire.

— En voilà une rage ! reprit-il ironiquement ; la plus vilaine chouette du pays s’enamourer d’une jolie fille comme Jeanne ! Si elle se doutait de la chose, il y aurait de quoi la faire rire jusqu’au jugement dernier !

— Ne crois pas ça, dit Michel plus vivement, et surtout souviens-toi de ne lui en rien dire ; tu m’en as juré ta promesse…

— Je l’ai tenue, foi d’homme ! répliqua le saulnier ; mais avez-vous peur, dites donc, qu’une pareille nouvelle tourne la tête de Jeanne ? Voilà-t-il pas de quoi la rendre glorieuse !

— Pas glorieuse, mais triste ; tu ne connais pas la fille comme moi, Pierre-Louis. Au reste, en voilà assez ; causons de tes affaires…

Ici les deux interlocuteurs parlèrent plus bas et marchèrent plus vite. Pour continuer à les entendre, il eût fallu presser le pas ; mais je m’intéressais médiocrement à la suite de cet entretien. L’espèce de secret que je venais de surprendre excitait bien autrement ma curiosité, et je résolus de me servir de ce que j’avais appris pour découvrir ce qui me restait à savoir. Je cherchai pour cela des yeux la saulnière. Elle avait coupé au plus court à travers la Bryère, et je la distinguai gravissant un des monticules qui se dressent çà et là dans la plaine