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la comblait des biens de ce monde et mettait de son côté toutes les chances de survie. Cependant ses immenses richesses lui avaient donné une autre ambition : elle désirait échanger sa noblesse de campagne contre la haute noblesse. George Talbot, comte de Shrewsbury, lui en offrit une des plus anciennes de l’Angleterre ; elle fit de Talbot son quatrième mari, et sut lui survivre dix-sept ans.

La probité chevaleresque de Talbot lui avait valu le triste honneur d’être choisi par Élisabeth pour servir de geôlier à la malheureuse Marie. Soit que, comme tous les geôliers de Marie, il eût été touché d’un intérêt trop tendre pour sa prisonnière, soit que sa femme ne fît que le craindre, la mésintelligence éclata entre les deux époux. Les lèvres minces du portrait de Bess d’Hardwicke, cet œil si fin et si dur, me font penser que sa jalousie ne dut pas être commode. Le mari était le geôlier de la reine d’Écosse, la femme était la gardienne du geôlier. Elle dénonça Marie à Élisabeth ; à son tour, Marie la dénonça pour des propos tenus contre les mœurs de la reine[1]. Celle-ci se servit de ces querelles pour resserrer la captivité de son ennemie. Jamais plus vilain cœur ne savoura une vengeance plus raffinée ; Élisabeth n’avait plus à envier à Marie son funeste don de se faire aimer, puisqu’il ajoutait au supplice de la prison l’horreur d’avoir pour geôlière une femme jalouse.

Les dix-sept ans que dura le dernier veuvage de Bess d’Hardwicke s’écoulèrent dans une abondance et une splendeur presque royales. Octogénaire, mais toujours active, à défaut d’un cinquième mariage, elle trouva une dernière ambition pour occuper ce qui lui restait de temps à vivre. Après l’argent et les honneurs, elle se prit de passion pour les bâtimens. Chatsworth, dit-on, est la plus belle de ses créations. Une autre, Oldcotes, presque l’égale de Chatsworth, n’est plus qu’une ruine. Hardwicke est le type d’une maison seigneuriale au temps d’Élisabeth. Les meubles et l’arrangement sont tels que les a laissés la veuve des quatre maris. Tout ce qui voyage en Angleterre, et c’est presque toute l’Angleterre, va voir à Hardwicke comment se meublaient les grands seigneurs contemporains d’Élisabeth, à quels foyers ils se chauffaient, sur quels fauteuils se sont assis ces graves personnages dont les portraits, sauf quelque quinze jours dans l’année, sont les seuls habitans de ces galeries solitaires.

Outre ces royales maisons, Bess fonda des établissemens de charité à Derby et s’y fit construire pour elle-même un tombeau avec la ferme résolution de ne l’habiter que le plus tard qu’elle pourrait. Elle ne

  1. M. Mignet cite une lettre de Marie à Élisabeth, où, selon sa très juste remarque, elle se donnait le double plaisir de se venger de sa geôlière et de blesser son ennemie ; mais il paraît que la lettre ne fut pas remise à son adresse.