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improvisées dont le rhythme et le ton semblaient s’harmoniser avec toutes les rimeurs de la route. Ici elles imitaient le gazouillement des oiseaux, là elles devenaient susurrantes avec le bruit des sources, plus loin confuses et prolongées comme le murmure du vent dans les brandes ; partout enfin, quel que fût son caractère, le mélodieux sifflement du saulnier, en traduisant à son insu sa propre sensation, servait à compléter les aspects du site ; il était devenu pour moi, avec le tintement de la sonaille, un accompagnement obligé du voyage. S’il se taisait, je sentais comme un vide subit dans ce qui m’entourait ; mon oreille cherchait quelque chose ; j’éprouvais enfin la même impression que le promeneur habitué au bruit d’une cascade quand la vanne du moulin se baisse tout à coup et étouffe la voix berceuse des eaux.

Dans ce cas, pour compensation, je renouais ordinairement l’entretien avec la saulnière, jeune et belle paysanne qui venait de faire son premier voyage de troque. Obligée de suivre son mari, elle avait dû laisser à Saillé un enfant en sevrage, vers lequel se tournaient alors tous les élans de son cœur. À chaque village dépassé, elle supputait la distance amoindrie, et son grand œil noir fouillait l’horizon avec une ardeur avide. Pourtant chez elle l’impatience même était souriante comme tout le reste ; la tristesse ne semblait point avoir de prise sur cette puissante et sereine beauté. En la voyant, on se rappelait involontairement les ciels du midi, d’un bleu si riche que les nuages, au lieu de les voiler, semblent s’y fondre. Ses traits reflétaient, aussi bien que ceux de Pierre-Louis, ce contentement qui est la grace du bonheur, mais avec un calme plus noble. Évidemment l’homme était gai par insouciance, la femme par soumission.

Nous avions côtoyé l’ombreuse vallée de la Chésine, et nous venions d’atteindre une longue chaîne de crêtes dépouillées, quand la jeune saulnière me fit remarquer les moulins du Sillon, dont les ailes tournaient rapidement, bien que partout ailleurs nous les eussions vues immobiles. Je voulus expliquer ce contraste par la hauteur même des sommets du Sillon ; mais Pierre-Louis, qui avait cessé de siffler, se tourna vers nous.

— Faites excuse, c’est pas ça ! dit-il d’un ton moitié plaisant, moitié sérieux ; tout le monde sait la chose dans le pays… Eh ! Jeanne, explique donc à monsieur, toi, ce qui fait que les tournans ne s’arrêtent jamais sur la grande lande.

— Les anciennes gens ont raconté que c’était un don de la Vierge, dit la saulnière, qui se retourna vers moi en souriant. D’après la tradition, le diable voulut un jour forcer les meuniers du haut Sillon à faire un pacte, et, comme ils refusèrent, Satan plaça près de chaque aile un mauvais esprit pour l’empêcher de tourner. Ce fut une grande désolation dans le pays, où la farine devenait toujours plus rare ; mais