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qu’une demi-journée chacun. Nous fîmes, des débris d’un arbre de bois de fer mort, un feu autour duquel notre souper se composa de quelques morceaux de viande séchée au soleil et grillée sur les charbons. De grandes herbes, qui couvraient toute l’étendue de la plaine autour de nous, fournirent à nos chevaux une pâture, sinon substantielle, du moins abondante, et il fut convenu que le métis prendrait la première garde de nuit.

Albino s’endormit le premier. Quant à moi, l’œil fixé sur le vieillard assis près du feu dans sa posture favorite, les jambes croisées comme les Indiens, les coudes sur ses genoux et la tête dans ses mains, je le considérais avec attention. Ses longs cheveux tombaient en mèches éparses, ainsi que les mousses blanches qui flottent sur le sommet des cèdres centenaires. OEil-Double paraissait écouter comme des voix intelligibles les plaintes du vent dans les herbes sèches. J’éprouvais à l’aspect de ce vieillard, pour qui l’avenir semblait ne pas avoir de voile, une espèce de crainte superstitieuse. Au bout de quelque temps, OEil-Double releva la tête ; ses lèvres, vivement éclairées par le foyer, s’ouvraient silencieusement ; puis, à son tour, il me regarda. Je ne sais pourquoi je fermai les yeux.

— Vous ne dormez pas ? dit-il.

— Je ne puis dormir, répondis-je.

— Eh bien ! puisque nous sommes seuls un instant, écoutez-moi. Aussi bien vous êtes le seul qui pourrez exécuter mes dernières volontés ; Albino ne le pourrait pas.

— Pourquoi donc cela ?

— Vous aurez soin de son fils comme s’il était le vôtre, n’est-ce pas ? Il ne reverra plus son père. Je vous ai dit que j’avais vu Albino couché dans la plaine sans savoir s’il dormait ou s’il était mort ; mais le sang qui rougissait l’herbe autour de lui me prouve qu’il dormait du sommeil éternel.

Je subissais alors complètement l’ascendant d’OEil-Double, et je jetai sur mon camarade endormi un regard non moins douloureux que si, comme disait le métis, il eût dormi du sommeil qu’on n’interrompt jamais. Le vieillard reprit :

— Quant à moi, quant au sort qui m’attend, je ne conserve pas de doute à cet égard : je ne verrai pas vivant la septième citerne de Bajan ; mais je veux la voir après ma mort. Voici donc ce que vous ferez : vous ramasserez ma tête, que vous n’aurez pas de peine à trouver dans la plaine de Bajan, et vous la porterez à la citerne, au-dessus de laquelle vous l’attacherez sur un arbre, le visage tourné vers la noria. N’y manquez pas, car une dernière volonté est sacrée. Quant à vous, si vous échappez à la mort dans la Sierra-Madre, vous vivrez long-temps encore ; mais vous courrez là un terrible danger.