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— Je ne les explique pas, répondit gravement OEil-Double.

Nous continuâmes notre course ; les paroles de ce singulier vieillard nous avaient jetés dans d’assez sombres réflexions, que le paysage n’était pas de nature à dissiper. Rien n’est plus triste que ces plaines immenses, sans maisons, sans arbres, qu’on traverse entre le Saltillo et Monclova. Le vent, qui rasait le sol pierreux, ne nous apportait que les hurlemens des loups ou le vagissement plaintif des chacals. Le soleil vint heureusement rendre quelque gaieté à nos esprits troublés ; enfin, au bout de trois heures de marche, le grand air du matin nous avait fait presque oublier les mystérieuses et sinistres prédictions d’OEil-Double. Nous vîmes même, sans trop y songer, les premiers arbres qui indiquaient le voisinage d’une des sept norias que nous devions trouver sur notre route.

Cependant, à mesure que nous avancions vers la citerne, le songe du vieillard nous revenait involontairement en mémoire, et une sorte d’impatience qui n’était pas causée par la soif (nous avions des outres encore pleines) s’emparait de nous. Nous pressâmes le pas. Derrière les arbres, nous voyions s’élever les grandes bascules qui indiquaient l’emplacement de la première noria. Quant à OEil-Double, il ne témoignait ni impatience ni inquiétude, comme un homme certain qu’il apprendra bien assez tôt une fâcheuse nouvelle. Il nous laissa donc gagner les devans. Nos chevaux, que la soif poussait, n’avaient pas besoin d’être éperonnés pour doubler le pas, malgré leur fatigue. Nous arrivâmes aussitôt l’un que l’autre sur les bords de la citerne, et l’aspect de la noria nous arracha simultanément un cri de désappointement. Les seaux de cuir qui formaient le chapelet hydraulique et faisaient monter l’eau jusqu’au niveau des auges de bois destinées à la recevoir étaient desséchés. Au fond de la noria, une horse noire mêlée de sable avait remplacé la source limpide. Le rêve du vieillard commençait à se réaliser.

Ruperto, me dit alors le contrebandier, des hommes de cœur ne reculent jamais devant les plus sinistres présages ; mais en tout cas je vous recommande instamment mon fils, s’il arrive qu’il n’ait plus que vous pour père.

Je lui tiendrai lieu de père tant que je vivrai, répondis-je. Je ne doutais plus en ce moment que le triste songe d’OEil-Double ne dût s’accomplir. Le vieillard nous rejoignit à l’instant même. Sans daigner jeter un regard sur la noria, il mit pied à terre. — Des empreintes de chevaux se mêlaient à cent empreintes humaines sur les bords de la citerne ; il ne s’occupa que des premières qu’il examina attentivement, Ces traces étaient d’autant plus faciles à reconnaître que l’eau répandue à dessein hors du puits avait détrempé la terre tout alentour, et y avait formé une couche épaisse de houe qui n’avait pas tardé se