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précaution pour éviter les surprises. Assez loin des feux que nous allumions la nuit de distance en distance, des vedettes cachées surveillaient tous les abords du camp. Nous nous entretenions, Albino et moi, autour de l’un de ces feux du départ prochain des chefs de l’insurrection, et nous délibérions sur le parti qui nous restait à prendre, lorsqu’un de nos hommes vint s’asseoir près de notre foyer. C’était un vieux métis, très vigoureux encore, malgré ses cheveux blancs, et qui à l’agilité d’un jeune homme joignait l’expérience d’un vieillard. Cet homme, qu’on désignait par le surnom significatif d’OEil-Double, paraissait, en effet, doué du don de seconde vue. Il semblait qu’aucune trace ne pût lui échapper sur le sol, et qu’aucune piste ne pût le tromper dans l’air ; il semblait encore que les pensées les plus cachées prissent un corps devant sa miraculeuse pénétration. Un fait que je crois bon de vous raconter avait établi sur les bases les plus solides cette réputation de voyant dont le vieil OEil-Double était justement fier.

OEil-Double était un chasseur intrépide, et, comme vous pouvez bien le penser, ses chasses étaient rarement infructueuses. Avant qu’il se joignît à nous, OEil-Double vivait toujours seul. Excepté quelque voyageur égaré qui venait de temps à autre lui demander asile pour une nuit, personne ne mettait le pied dans la hutte qu’il s’était bâtie dans le désert. Qu’y faisait-il dans l’intervalle de ses chasses ? C’est ce que personne n’a jamais su. Un jour, pendant qu’il était absent, on lui vola un quartier de cerf qu’il avait suspendu, pour l’amollir à la rosée de la nuit, à un pieu à l’entrée de sa hutte. OEil-Double se mit en quête du voleur que Dieu seul avait pu voir. Après avoir soigneusement observé la terre tout alentour du pieu, il se mit en chasse. La marche fut longue. Enfin OEil-Double rencontra deux cavaliers, et il leur demanda s’ils n’avaient pas aperçu un homme, un blanc, déjà vieux, petit de taille, portant avec lui une courte carabine, et accompagné d’un roquet sans queue. Sur la réponse affirmative de l’un des cavaliers qu’effectivement ils avaient rencontré l’homme qu’il désignait si exactement, OEil-Double leur dit que c’était un mauvais drôle qui lui avait volé un quartier de venaison, et que, s’il l’eût vu accomplir son vol, il l’aurait rudement châtié. — Mais, si vous ne l’avez pas pris en flagrant délit, observa l’un des cavaliers, comment pouvez-vous donner un signalement si précis ?

— Écoutez, reprit le métis, et vous serez convaincu que je ne me trompe pas. Je sais que cet homme est petit de taille, parce que, pour décrocher le quartier de cerf pendu à portée de la main d’un homme de taille ordinaire, il a été obligé de se hausser sur un tas de pierres que j’ai trouvées amoncelées au pied du poteau. Je sais qu’il est blanc, parce que j’ai vu à l’empreinte de ses pieds sur les feuilles sèches qu’il marche en dehors, ce qui n’arrive jamais à un Indien. J’ai su qu’il est vieux par ses enjambées inégales et petites. J’ai deviné que sa carabine