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en un verre d’eau plus ou moins claire où l’on secoue quelques gouttelettes avares d’une liqueur anisée.

Enfin l’orchestre entonna l’ouverture, et, après une symphonie des plus orageuses, dans laquelle trois maigres violons éraillés livrèrent un assaut terrible à la petite flûte, le drame commença. — Nous sommes au château d’If. Voici Dantès et l’abbé Faria ! Écoutez cette exposition quel intérêt, quel mouvement, quel pathétique ! L’abbé Faria, étendu sur son lit de mort, raconte à son compagnon de captivité l’histoire de la fameuse cassette et des fameux millions. Quel style ! et surtout quel incroyable jeu de physionomie ! Est-ce une poupée de bois qui parle ? est-ce une voix humaine ? En vérité, vous ne distinguez plus tant ce personnage a le regard juste, le geste exact, la pantomime irréprochable, tant se dérobent à votre œil les ficelles qui le font mouvoir ! A l’endroit le plus émouvant de la scène, le moribond rassemble dans un suprême adieu ses forces qui lui échappent, et, ouvrant ses bras à Dantès, qui s’y précipite avec des sanglots mal comprimés, serre une dernière fois sur son cœur celui qu’il s’est accoutumé à considérer comme son fils : T’ho per figlio mio ! Dire l’élan dramatique, l’attendrissement, l’intelligence des plus secrets mystères de l’art, en même temps que l’inimitable précision avec laquelle cette scène fut rendue, nous n’oserions l’entreprendre ici ; qu’il nous suffise d’en constater l’effet. Autour de nous, le pathétique est à son comble : on s’attendrit, on pleure, on se mouche ; la fanfare des mouchoirs sonne le deuil des ames : Flete colles, lugete valles ! L’abbé Faria se meurt, l’abbé Faria est mort !

Les scènes suivantes, toutes compliquées qu’elles fussent d’enterremens, de substitutions de cadavres et autres élémens lyriques de notre époque, ignorés jadis de Girolamo, les scènes suivantes ne cédèrent en rien à l’exposition pour l’habileté et la haute expérience des comédiens chargés des rôles principaux et secondaires. Je me demandais à ce spectacle de quoi l’homme pouvait désormais s’étonner. En effet, qu’une marionnette bien dressée se prête aux lazzis de Polichinelle. cela est vieux comme le monde, et bon tout au plus pour des enfans ; mais que ce même acteur de bois, dont les membres disloqués et les évolutions grotesques ont fait rire au berceau nos générations, que ce même acteur, dédaignant une farce extravagante, dépouille aujourd’hui la double bosse pour revêtir la soutane et la perruque du vénérable abbé Faria, et, transformant à la fois son style et son personnage, trouve le chemin des larmes et du pathétique aussi facilement qu’il avait trouvé jadis le secret du gros rire et de cette franche gaieté dont nous ne voulons plus, gens avisés et sensés que nous sommes voilà ce que j’appelle un phénomène sans exemple et digne d’exercer les savantes méditations des hommes compétens en pareil chapitre.