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peinture, remonte à la légende, matrice originelle de toute création, matrices, id est elementa rerum, à ces quatre mots d’anecdote où le type aimé vous apparaît aussi vivant que dans Shakspeare. C’est que nulle part plus que dans une histoire que la poésie a faite sienne la parole d’un homme qui vous dit : « Je l’ai vu, » n’a d’originalité et d’attrait. « A queste parole Romeo s’aggiunse a me, qual io mi sia ; à ces paroles, Roméo se trouva près de moi, tel que vous me voyez. » Ainsi écrit le digne chroniqueur, présent au fameux bal de messer Antonio Capuletto, et ces paroles n’étaient autre chose que le propos de bienvenue adressé par Juliette au jeune Montaigu, qui gracieusement s’approchait d’elle. « En entrant dans le bal, Roméo, invité par une belle dame, fit avec elle quelques tours de valse (alcune giravolte), puis, la quittant bientôt, se mit à chercher Juliette, qui se trouvait aussi dans le bal, mais qui en ce moment dansait avec un autre. Aussitôt que Juliette sentit la main de Roméo toucher la sienne : « Bénie soit votre « venue ! » lui dit-elle. — Et Roméo, lui serrant la main plus étroitement : « Pourquoi cette bénédiction, ma princesse ? (che benedizione e questa signora mia ?) » Mais elle alors reprit en souriant : « Ne vous étonnez pas, monseigneur, si je bénis votre venue ; le seigneur Marcurio, avec qui j’étais, m’a toute glacée, et vous, par votre cour, allez me réchauffer (e voi per vostra cortesia siete venuto a riscaldarmi). » En effet, ce Marcurio, généralement aimé de tous pour sa bonne mine et son obligeance, avait par instans les mains plus froides que glace. À ces paroles, Roméo se trouva plus près de moi, et je l’entendis qui répondait : « Trop heureux de vous avoir pu rendre ce service. » Ainsi se termina le bal, et Juliette ne put rien ajouter, sinon : « Hélas ! je suis déjà plus vôtre que mienne ! (oime, io sono piu vostra che mia :) »

À partir de cette soirée, l’amoureuse histoire suit son cours, et l’honnête chroniqueur, que les deux jeunes gens coudoyaient tout à l’heure au moment de se séparer, continue à l’exposer de ce style naïf et simple qui sied tant à pareil récit. « Or, il arriva qu’une nuit Roméo étant allé dans une certaine rue, où, pour voir Juliette, il avait l’habitude d’aller (car sa fenêtre donnait sur cette rue), il se fit reconnaître par un éternuement ou par un autre signe quelconque, de sorte que Juliette ouvrit aussitôt la fenêtre, et s’assurant, à la clarté de la lune, que c’était bien lui, comme lui également s’assurant que c’était elle, ils se saluèrent courtoisement ; puis, devisant à loisir de leurs amours, ils finirent par tomber d’accord que Roméo l’épouserait, et que la chose aurait lieu par le ministère et en présence de fra Leonardo de Reggio, de l’ordre des mineurs de San-Francesco, lequel Roméo irait trouver pour lui tout raconter. Ledit frère était maître en théologie, grand philosophe, admirable distillateur, et de plus très entendu aux