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portant les plus illustres ordres sur son uniforme de feld-maréchal-lieutenant ; mais en revanche quel changement ! quelle transformation ! Son œil était devenu terne, son front s’était dépouillé comme ces chênes que la foudre a visités, et, dans les deux coins pendans de sa bouche, il n’y avait que de l’amertume et du dédain. Plus de joyeux propos comme autrefois, plus de vin du Rhin, plus de cigares ! Une caducité précoce l’avait ployé, et comme si, contre cette langueur morale, il n’eût existé pour lui d’autre refuge que le travail, il s’y livrait jour et nuit avec un acharnement fiévreux qui désolait son entourage. Je ne crois pas avoir rencontré jamais un plus remarquable exemple du néant des grandeurs humaines.

Quant au maréchal Radetzky, sur aucun des chefs de l’armée autrichienne moins que sur lui ont pesé les responsabilités terribles dont nous parlons, car le maréchal n’était ni devant Vienne, ni à Comorn, ni à Pesth, qui furent les principaux sièges des rigueurs du tribunal militaire. Cependant il lui est aussi arrivé d’avoir à ordonner l’exécution des lois de la guerre, et l’attitude du vieux soldat en de pareilles occasions prouve à quel point de si tristes devoirs répugnaient à sa nature. Immédiatement après la bataille de Novare, une émeute éclata à Brescia, laquelle fut à l’instant étouffée par Haynau, qui, de Mestre, où il était campé, s’élança comme la foudre sur la ville insurgée, et la réduisit sur-le-champ. Les chefs du soulèvement, pris les armes à la main, ayant été condamnés à mort, on attendait pour exécuter la sentence que le maréchal l’eût ratifiée. « Je me souviens encore, rapporte un officier témoin de cette scène, de la figure de Radetzky et des moindres détails de cette circonstance ; une pluie fine et froide tombait au dehors, et le vieux maréchal, muet et sombre, assis devant la grande cheminée de la salle, se tenait les yeux fixés sur un tas de braise qui achevait de mourir. À la sentence de mort que Radetzky avait dans les mains était jointe une dépêche de Haynau qui réclamait dans les termes les plus pressans l’ordre d’exécution. J’étais debout à la fenêtre, regardant le ciel pluvieux. À la porte de l’hôtel attendait l’estafette prête à retourner à Brescia, et il est facile de comprendre quelle pensée m’inspirait sa vue. Que cet homme remonte sur sa selle, me disais-je, et c’en est fait de la vie de ces malheureux. Long-temps le vieux maréchal hésita, et je sentais à l’altération de ses traits qu’une lutte des plus douloureuses se livrait au fond de son ame entre la raison d’état et l’humanité. Cependant Haynau demandait la punition des coupables en style tel qu’il fallut céder. L’estafette reçut donc la dépêche, monta à cheval et descendit la rue au galop. Les pieds du cheval retentirent d’abord comme des coups de marteau sur le pavé, puis peu à peu le bruit se fit plus sourd, et finit par se perdre dans le lointain. »