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Par un échange bien naturel, celui qu’on accueillait ainsi devait se dévouer tout entier aux hommes qui lui tendaient la main et aux idées qui étaient pour ainsi dire confiées à sa garde. Enclin par nature au culte de ces idées, l’éducation les lui avait gravées dans le cœur. La mort récente de son père et le souvenir de ses leçons, un respect presque filial pour son maître, sa suprématie incontestée dans l’atelier, la déférence de ses condisciples, tout l’attachait, l’enchaînait à son école ; mais il portait en lui bien des germes inquiétans pour sa future orthodoxie. Jamais homme n’était né avec un tel besoin de voir, d’apprendre, de connaître, avec une telle facilité de reproduire tout ce qu’il voyait, tout ce qu’il sentait, tout ce qu’il imaginait. Ce n’était pas cette aptitude universelle qui consiste à tout faire passablement, mais un don merveilleux d’exceller également dans les directions les plus diverses et les plus opposées. Quand on peut ainsi tout bien faire, on est tenté de tout essayer. Il fallait donc, pour s’enfermer dans un système, qu’il fît violence à sa nature. Son cœur, aussi bien que son esprit, conspirait à l’en faire sortir, car ce cœur ardent et passionné livrait de continuels combats aux chastes instincts de sa raison. Le ciel lui avait donné plus généreusement qu’à aucun autre homme le sentiment de la beauté parfaite et surhumaine, ce sentiment que l’idéal seul a le pouvoir de satisfaire ; mais il ne l’avait pas moins richement pourvu de cette autre manière, moins platonique, de sentir le beau, qui se complaît aux perfections réelles et vivantes. Il y avait donc gros à parier qu’un jour viendrait où cet espoir d’Israël, ce Joas élevé saintement dans le temple, passerait aux Philistins, et des yeux clairvoyans pouvaient dès-lors apercevoir dans la main dévotement occupée aux peintures de Citta di Castello le pinceau qui devait nous donner le Parnasse et la Galathée.

Mais ni lui ni personne ne s’en doutait alors, et c’est avec la foi d’un néophyte qu’il descendit dans l’arène où combattait son vieux maître. Laissant Pinturrichio terminer à Sienne les fresques dont il avait en partie composé les cartons, il s’en vint à Florence pour voir et pour s’instruire, mais avec la conscience de sa force et le désir de lutter. Les biographes s’étonnent qu’à son arrivée il ne soit pas allé, comme tous les jeunes gens de son âge, s’inscrire chez Léonard, chez Verocchio ou chez tel autre des grands maîtres qui tenaient alors école à Florence ; ils oublient que son maître à lui était là, et qu’il avait à cœur de lui rester fidèle. Ce n’est pas qu’il se fît scrupule de butiner parfois chez les autres. D’un regard jeté à la dérobée, il s’emparait de leurs secrets. C’est ainsi que, sans prendre directement les conseils de Léonard, il s’instruisit à son exemple et se rendit familières les plus exquises délicatesses de sa façon de peindre. Cependant ces sortes d’emprunts, il ne se les permettait que pour les procédés d’exécution,