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IV

Le sujet en est trop connu pour qu’il soit besoin de le décrire : c’est le moment où Jésus fait entendre à ses disciples ces terribles paroles : Un de vous me trahira. L’étonnement, la douleur, se peignent sur leurs visages ; leurs mouvemens et leurs gestes en sont comme suspendus ; ils ne peuvent parler et s’interrogent du regard. Ceux-là seuls qui, plus voisins du maître, n’ont pu se méprendre sur ses paroles, commencent à laisser voir la violence de leur émotion ; les autres, plus éloignés, se contraignent encore et semblent vouloir douter d’avoir bien entendu. Du reste, pas le moindre effet théâtral, pas l’ombre de mise en scène : personne n’est là pour poser et ne paraît même se douter qu’il y ait un spectateur. Ce sont des hommes sérieux, sobres et calmes, réunis dans un dessein solennel et pieux ; aucun d’eux ne s’agite ni ne gesticule, aucun d’eux ne se lève de son siège sous prétexte de chercher à mieux entendre, mais en réalité pour fournir à l’artiste l’occasion de briser la ligne supérieure de sa composition et d’y introduire des ondulations heureuses.

Ces secrets du métier, cet art des contrastes conventionnels, l’auteur de cette fresque les a-t-il ignorés ou dédaignés ? Dès le premier coup d’œil, on a le sentiment, je dirais la certitude, que c’est par choix et non par inexpérience qu’il s’est maintenu dans cette rigoureuse observation du vrai. Voyez comme ces figures sont drapées, quelle justesse de mouvement, quelle science du nu sous ces étoffes ! quelle ampleur et quelle mesure dans ces plis ! Le modelé de toutes ces carnations n’est-il pas à la fois précis et moelleux ? Le dessin de ces pieds nus sous la table et de ces mains si diversement posées pourrait-il être plus pur et plus irréprochable ? Et jusqu’à cette façon d’indiquer les cheveux n’est-elle pas également exempte de sécheresse et de lourdeur ? L’habileté technique ne saurait aller plus loin, et celui qui a pu se jouer de ces difficultés avec tant d’aisance était, à coup sûr, en état de recourir aux artifices de composition dont à Florence même on admirait dés-lors de séduisans exemples. S’il ne l’a point fait, c’est qu’il ne l’a point voulu, soit par fidélité à des traditions d’école, soit par un invincible amour du simple et du naturel.

Voilà donc dans ce tableau un étrange et curieux contraste. Si vous le regardez à distance, si d’un coup d’œil vous en saisissez l’ensemble, cette suite d’hommes assis, quelque variées que soient leurs attitudes, a je ne sais quoi d’uniforme et de symétrique qui vous rappelle les productions les plus ingénues de l’art à son enfance ; si vous vous approchez, si vos regards pénètrent dans chacune de ces figures, vous les voyez vivre et penser, vous découvrez l’infinie variété de leurs affections,