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leur rendre du prestige ; croire au règne de la loi, même quand il n’y en a que l’ombre, c’est lui donner un commencement de réalité.

Les hommes auxquels leur destin inflige la responsabilité de ces situations qu’il faut bien appeler des situations violentes, politiques de cabinet ou politiques d’épée, doivent donc par-dessus tout à leur pays, s’ils veulent réellement le tirer du défilé, de lui dissimuler autant que possible ce qu’il y a de contraint et de tendu dans l’existence qu’il mène. Moins ils sauront s’observer eux-mêmes et couvrir par le calme de leur attitude le désordre brutal des circonstances exceptionnelles, moins ils s’entendront pour jeter le voile sur les caractères extraordinaires de leur autorité, moins en retour ils obtiendront que l’on s’accoutume à regarder cette autorité comme vraiment et authentiquement légale. Or c’est là ce qu’il y a de douloureux et d’humiliant, dans cette phase des vicissitudes révolutionnaires, pour quiconque persiste à rêver qu’il en sortira. C’est de sentir toujours, quoi qu’on en ait, ce lourd niveau de la force qui pèse sur votre tête au lieu et place du joug léger de la loi ; c’est de se dire que, dans cette cinquantième année du XIXe siècle, la société la plus policée qu’il y ait au monde, la plus illustre par ses gloires d’autrefois, la plus fière par ses souvenirs, la plus ambitieuse par ses espérances, la société française, est à la merci d’un coup de hasard ou d’un coup de main, à la merci du premier mousquet qui partirait tout seul. Encore une fois, les horreurs sanglantes de la guerre civile ne laissent pas au cœur cette amertume qui l’abreuve en présence de l’incertitude des pouvoirs, de la misère des commandemens dont on est ouvertement réduit à dépendre, aussitôt qu’il est patent et avéré pour tous que la force est le dernier mot de toute question.

Nous voulons que l’on nous comprenne bien, et nous ne redoutons pas une application plus directe de la pensée qui nous dicte ces lignes. Oui, la crise à laquelle nous assistons aujourd’hui au milieu de l’anxiété générale et dont nous n’avons point à discuter les détails, cette crise trop prolongée nous est surtout pénible, parce qu’elle dit trop durement où nous en sommes. Il y a là un tort commun que nous ne pouvons nous empêcher de blâmer chez tous les intéressés : ils manquent de part et d’autre à la tâche qui leur était assignée en révélant au pays attristé le fonds même de son impuissance, en lui prouvant trop clairement, par le funeste effet de leur discorde, que la paix publique est encore assez mal affermie pour tenir à l’issue d’une querelle particulière. La France possède tout l’appareil d’une société bien ordonnée. Elle a ses ministres, ses législateurs, ses magistrats, son armée. Toutes choses suivent extérieurement leur cours presque comme à l’ordinaire ; on est à peu près libre de se figurer que ce vaste corps se meut spontanément, et peut subsister par lui-même. Voici que vous arrêtez la machine et que vous publiez sa faiblesse, rien qu’en vous signifiant vos mauvais vouloirs réciproques ! La question vitale pour la France, ce n’est plus, au vu de tout le monde, que son assemblée, son administration, sa magistrature, continuent à fonctionner ; ce n’est plus que son commerce et son industrie travaillent : c’est de savoir si les deux principales personnes de la république s’accommoderont une fois de plus, ou risqueront décidément la partie à qui sera le plus fort.

Est-ce donc ainsi qu’on prétend nous détourner en masse de la voie des révolutions ? Est-ce en nous montrant sans plus de scrupule qu’on y marche soi-même ?