Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 8.djvu/538

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

laquelle il aimait à revenir pour justifier sa politique. Il me conduisit devant le magnifique tableau de la Bataille d’Eylau, par Gros ; on se rappelle cette plaine immense couverte de débris et de morts, cette neige souillée de sang, ces cadavres à demi ensevelis dans un vaste sépulcre de glace ; la figure mélancolique et sombre de l’empereur Napoléon domine cette scène de désolation. « Tenez, me dit le roi, regardez ce visage de conquérant ; Napoléon s’y connaissait, et il est de mon avis : ses yeux n’ont point de larmes, mais son ame s’amollit à l’aspect de ce champ de bataille. Il a fallu que la mort frappât à Eylau des coups aussi terribles pour ébranler cette ame toute guerrière. Ce jour-là, Napoléon a douté non de sa gloire, mais de son système. » Puis il ajouta : « Vous me comprendriez mieux, si vous aviez jamais vu un champ de bataille. C’est un spectacle qui n’a jamais passé sous mes yeux sans déchirer mon cœur, et l’ardeur même de l’action était impuissante à comprimer cette impression douloureuse. Je me rappellerai toute ma vie celle que j’éprouvai à Jemmapes : c’était au moment où, saisissant dans mes bras les drapeaux de plusieurs bataillons en déroute, je les ramenais au feu mêlés tous ensemble sous le nom de bataillon de Mons, que je venais de leur donner à l’instant. Pour s’opposer à l’irrésistible élan de mes soldats et protéger la seconde ligne des redoutes ennemies, les cuirassiers autrichiens se mirent en mouvement, présentant un front formidable. Ils avançaient en bon ordre. Une batterie d’artillerie que j’avais sous la main reçut l’ordre de laisser approcher l’ennemi pour le recevoir à bout portant par une décharge de mitraille. J’étais tout rapproché de cette scène, et j’en avais de sang-froid préparé le terrible dénoûment. Je pouvais compter le nombre des cavaliers, et j’étais frappé de leur air martial, de leur belle contenance. Tout à coup le canon gronde ; je vois tomber devant moi des rangs entiers de ces hommes tout à l’heure pleins de vie ; le flot de la cavalerie autrichienne recula devant la digue de feu que je lui opposais. Ma première pensée fut pour la joie du succès ; la seconde, aussi rapide et plus profonde, fut pour tous ces malheureux que la guerre moissonnait avant le temps, pour toutes ces familles que je venais de priver d’un fils ou d’un frère. C’est au sein même de la victoire que je jurai d’épargner au monde, si jamais tel était mon pouvoir, l’horreur de ces jeux cruels. »

Dans ce souvenir est l’explication tout entière de la politique de Louis-Philippe. Il n’a jamais voulu la paix en roi qui aurait craint la guerre : il la voulait en philanthrope et en philosophe, comme il voulut, plus tard, l’abolition de la peine de mort. À peine monté sur le trône, Louis-Philippe entreprit de faire triompher le principe de cette abolition conforme aux opinions de toute sa vie. Il se déclara en même temps l’adversaire de toutes les peines irrémissibles dont la perpétuité lui