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aimé, a travaillé et souffert pour vous; tout cela veut votre affection, a besoin de votre vertu, est jaloux de votre honneur. Et tout cela sera sacrifié, devra pleurer, devra rougir, parce que la fantaisie sera venue à M. le chevalier ou à Mme la comtesse de faire un roman!... Je laisse le crime : ne voyez que la vilenie. Cette abdication absolue de tout courage, ce consentement à boire un poison qui va tout à l’heure produire de tels effets, c’est déjà stupide, et c’est encore trop beau quand on vient à la réalité; c’est la fiction poétique. Dans le fond, la prétendue fatalité n’est qu’une suite de calculs astucieux. On manœuvre savamment, on se pipe; le pêcheur déploie moins de ruse contre le poisson que vos victimes n’en inventent à se prendre réciproquement et à dépister le monde. On réussit. On extermine le pauvre Orgon et on vilipende Tartufe; mais quoi! ce charme s’altère, l’amour bâille tout comme l’hymen, on s’ennuie. Nouvelle diplomatie, ruses nouvelles pour se déprendre, et ce n’est pas qu’on veuille finir, c’est qu’on a déjà recommencé. Ils appellent cela de l’enivrement, du délire; c’est de la géométrie. Tenez, en fait de passion franche, audacieuse et constante et de véritable ivresse, parlez-moi des buveurs. Voilà des gens qui aiment.

LA BARONNE.

Fi ! monsieur le comte; vous êtes horrible.

LE COMTE.

Madame, j’ai fait là-dessus beaucoup de réflexions et très impartiales, car je ne suis qu’un Breton dégénéré. Je n’aime pas le vin.

LA BARONNE.

Qu’est-ce que vous aimez dans ce misérable monde, vous?

LE COMTE.

Ne désespérez pas de le savoir, madame; je ne désespère pas de pouvoir un jour le dire.

LA BARONNE, saluant la marquise.

Madame la marquise, ceci certainement n’est pas pour moi.

LA MARQUISE, à part.

J’y compte bien. (Haut.) Rendez-vous digne, madame la baronne, et vous en aurez votre part; mais ce que je voudrais savoir, moi, si vous le permettez, c’est pourquoi la passion du vin est plus glorieuse que celle de l’amour? Cette question me parait palpitante d’actualité.

LA BARONNE.

Voyons donc, monsieur le comte, votre paradoxe?

LE COMTE.

Ce n’est point un paradoxe, madame. Tout le monde sait qu’il y a de grandes ressemblances physiques et morales entre ces deux ivresses. Les poètes les chantent également, sur le même rhythme et souvent avec les mêmes mots, et certainement les poètes du vin ne sont inférieurs ni par le nombre ni par l’inspiration aux poètes de l’amour; ils sont incomparablement plus populaires, ce qui prouve qu’il y a plus d’ivrognes que d’amoureux. Les ivrognes sont plus fidèles, plus dévoués, plus héroïques dans leur genre : le vin dompte tous les jours des cœurs mâles et mûrs dont la glace résiste aux feux des yeux les plus