Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 8.djvu/460

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
LA MARQUISE.

Éloignons ce souvenir.

LA BARONNE.

Moi, j’ai été élevée au couvent, et, jusqu’à dix-huit ans, j’ai vécu parmi les saints, chez une tante livrée aux bonnes œuvres. Vous n’imaginez pas quels sont ces gens-là. C’est une insensibilité extravagante. Ils me regardaient comme rien, et il n’a pas tenu à eux que je ne me crusse un petit monstre de laideur et de stupidité. Mon mari est le premier qui m’ait dit quelque chose d’un peu vivant. J’ai une cousine dominicaine; une autre, de mon âge, est à son cinquième enfant : la plus belle personne du monde, et dont on n’a jamais vu les épaules. On nous menait à la messe tous les jours.

LA MARQUISE.

Tous les jours ?

LA BARONNE.

Et au sermon tant qu’il y en avait. Point de spectacles, point de soirées, point de lectures. Lamartine paraissait corrupteur, Walter Scott semblait dangereux...

LA MARQUISE.

Comment donc viviez-vous?

LA BARONNE.

Je dormais, et je croyais vivre. Ah! mon Dieu, il faut être juste : sans mon mari, j’en serais encore là pourtant! Qu’il me parut aimable, ce cher baron, lorsqu’il déchira tous ces voiles épaissis sur mes yeux ! Ce fut une éducation prompte.

LA MARQUISE.

Ne dites-vous pas qu’il se plaint d’avoir trop réussi?

LA BARONNE.

Je ne le donne pas pour parfait. Après m’avoir ouvert la porte, il aurait voulu que je demeurasse en cage. Nous avons argumenté là-dessus. C’est égal, je lui dois d’être bien débrouillée, et ma reconnaissance est inébranlable comme son bienfait; mais écoutez ceci. Quelques habitués de ma tante, gens d’ailleurs distingués et point gauches, me venaient voir. Au milieu de ma baronnie, je fus étonnée et choquée de leur indépendance. Je voulus rompre cette glace, et qu’ils se missent à brûler comme les amis du baron. Peine perdue !

LA MARQUISE.

Vous m’étonnez... sans flatterie.

LA BARONNE.

Qu’est-ce qui vous étonne? Que j’aie voulu leur tourner la tête?

LA MARQUISE.

Non; qu’elle n’ait point tourné.

LA BARONNE.

C’est la vérité pure. Parfois cela commençait assez bien; mais aucune suite. Je perdais en un jour le terrain gagné laborieusement en plusieurs semaines. J’avais laissé un certain regard, un air penché, un front rêveur : je retrouvais quelques jours après, souvent le lendemain, une roche, un Polyeucte,