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ténèbres et de sa fange, voilà que je me suis traîné jusqu’à l’âge de trente-trois ans. Que m’ont laissé toutes ces années ? Rien, si ce n’est trente-trois ans[1] !

Lord Byron se plaint souvent de l’inanité de sa vie ; il s’en fait plaindre par ses personnages. Ainsi, dans Manfred, sa personnification la moins déguisée, l’abbé de Saint-Maurice dit du comte de Manfred « Cet homme-là pouvait être une noble créature. Il a toute l’énergie qui de tant de glorieux élémens eût pu faire un tout accompli, s’ils eussent été sagement combinés. Tel qu’il est, c’est un chaos digne d’être admiré ; lumière et ténèbres, esprit et poussière, passions et pensées pures qui se mêlent et se combattent sans ordre et sans fin, ou inactives ou destructives. Il périra, et pourtant il ne devrait pas périr[2]. »

Un tel homme, s’il a le don de la poésie, nous intéressera à la peinture de son intérieur aussi long-temps que nous serons, comme Manfred, « un mélange de lumière et de ténèbres, de passions et de pensées pures. » Et quand serons-nous autre chose ? Mais il est des temps où le bien trouve dans la forte constitution des sociétés plus de secours contre le mal, et où tout le monde vient en aide aux pensées pures contre les passions. Dans ces temps-là, un poète comme lord Byron serait médiocrement goûté, et n’aurait d’admirateurs que parmi les esprits aventurés comme lui, « hors de la droite voie. » Je me persuade qu’au XVIIe siècle, au temps des grandes croyances, ces confessions d’une aine qui s’avoue vaincue dans le combat du mal et du bien, et qui n’en est pas humiliée, eussent trouvé peu de confidens sympathiques. De nos jours, la conscience individuelle n’ayant plus d’auxiliaire dans la conscience publique et personne ne venant prêter l’épaule à celui qui ploie sous le poids de son doute, les beautés dangereuses d’un penseur à la fois audacieux et découragé ont plus de chances de nous toucher que les beautés sérieuses des époques de grande force sociale. Dieu seul sait l’avenir qu’il nous réserve ; mais il est douteux qu’il lui plaise de faire cesser bientôt cet isolement moral de l’individu dans nos sociétés sans croyance commune, et lui plaira-t-il jamais d’affranchir l’esprit humain de la tyrannie du doute ? Tant que durera ce genre de souffrance, un charme invincible attirera les esprits cultivés vers les tristesses du grand poète anglais. Ceux qui auront à soutenir ses

  1. On my thirty third birth day, 22 janvier 1831. Le même jour, il écrivait dans son journal : « Demain est mon jour de naissance, c’est-à-dire qu’à minuit, dans douze minutes, j’aurai complété l’âge de trente-trois ans, et je vais me mettre au lit avec un poids sur le cœur pour avoir si long-temps vécu et pour si peu… Il est minuit trois minutes à l’horloge du château, et j’ai maintenant trente-trois ans ; mais je les regrette beaucoup moins pour ce que j’ai fait que pour ce que j’aurais pu faire. »
  2. Manfred, acte III, scène Ire.