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la société se transforme, tous les esprits se redressent ; pour conserver sa place, le voilà obligé, lui aussi, de devenir autre chose qu’un grand enfant occupé de futilités prétentieuses. Bien des poètes assurément ont dû éprouver ces plaisantes angoisses, puisque le plus habile et le plus honoré d’entre eux, M. le comte d’Auersperg, vient de publier un poème conçu manifestement avant les révolutions de 1848, et que ces révolutions auraient dû supprimer. Il y a deux choses très distinctes dans ce poème, comme dans tous les ouvrages de M. d’Auersperg d’un côté, l’éclat de l’imagination et de l’art ; de l’autre, le fond même de la pensée, l’intention secrète qui se retrouve toujours sous les caprices de l’écrivain. À la fois poète et homme de parti, M. d’Auersperg n’a jamais permis à ses croyances politiques de gêner les inventions de sa fantaisie ; il est artiste avant toute chose. Or, si l’on doit louer dans ces pages étincelantes tout ce qui est imagination pure, il n’est plus possible, après les cruelles épreuves qu’on vient de subir, de dissimuler les graves méprises du publiciste.

Qu’est-ce donc que ce poème, le Curé de Kahlenberg ? Le héros de l’auteur est une des plus bizarres, figures du moyen-âge. Rappelez-vous un de ces compères sans soucis dont les incartades attestent la familiarité des vieux siècles ; ajoutez au type ordinaire ce qui est particulier à l’Allemagne du sud, la dévotion, le bon sens et le cynisme marchant de front ; composez enfin de tout cela une verte nature chez qui la jovialité la plus sensée s’épanouit en des extravagances sans nombre voilà le personnage dont M. d’Auersperg a voulu transformer la légende. Ce Rabelais viennois, assurent les chroniques, vivait au commencement du XIVe siècle, et les souvenirs de sa gaieté, la tradition de ses folies conservée de bouche en bouche ou consacrée dans des fabliaux, en ont fait un des personnages les plus populaires de l’ancienne Autriche. Son nom était Wigand. Le burlesque et audacieux fondateur de l’abbaye de Thélème n’est connu en France que des lettrés ; le curé Wigand est en Autriche un masque aussi bien venu de la foule que des artistes, sa biographie n’a pas de secrets pour le peuple de Vienne. On sait combien le moyen-âge, à côté des figures les plus saintement sublimes, a produit de ces grotesques héros ; l’Autriche fournirait une liste nombreuse à ce catalogue, et le curé de Kahlenberg n’est pas le seul Viennois, il s’en faut bien, qui se présente avec ces bruyans grelots devant la postérité. Il y a deux noms inséparables du sien, le duc Otto et le poète Nithard. Le duc Otto, que l’histoire a surnommé Otto-le-Joyeux, était l’ami du curé de Kahlenberg ; le poète Nithard n’a vécu que cent ans après, mais la légende a brouillé les dates, et ces trois personnages ne composent qu’un seul groupe dans l’imagination du peuple. M. d’Auersperg n’a pas voulu être plus exact que la légende le poète Nithard, le duc Otto, le curé Wigand forment,