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ne pensons pas qu’on ait rien dit de mieux sur les causes de la décadence de Rome.

L’œuvre de M. Éliot a pourtant un défaut grave à notre sens. Quoiqu’elle soit de nature à apprendre bien des choses et à grandement développer l’esprit, la philosophie historique qui lui sert de base ne s’est pas corrigée d’une erreur commune à tous les historiens de notre siècle. Voilà soixante ans et plus que l’histoire en est au même point, ou du moins ne fait qu’appliquer, dans de nouvelles directions, le même genre de critique. Pour nous rendre compte des faits qui se sont produits, on se borne à rechercher les besoins et les facultés qui, par ces faits, ont cherché à se faire jour, et ont ainsi attesté leur existence mais jamais on ne s’applique à découvrir le pourquoi de ce que les peuples n’ont pas pu faire ; en d’autres termes : jamais on ne fait ressortir les impuissances qui ont limité les facultés et qui les ont empêchées de produire autre chose que les institutions, les littératures et les arrangemens qu’elles ont engendrés. Cette manière de procéder, qui est à peu près générale, n’est rien moins que le fondement sur lequel le dogmatisme radical échafaude toutes ses illusions. Nous pouvons ajouter qu’elle n’est rien moins qu’un mensonge. Un morceau d’oxyde de plomb n’indique pas seulement qu’il a existé sur un même point de l’oxygène et du plomb, il indique aussi qu’il n’y a eu que de l’oxygène et du plomb. N’en est-il pas de même de l’esclavage ? n’en est-il pas de même de toutes les institutions sociales et de tous les faits, qui, à bien voir, sont simplement des arrangemens pour satisfaire certains besoins avec des moyens donnés et rien que ces moyens ? Ce rôle que jouent les incapacités, cette influence qu’elles ont sur le sort des nations en ne leur permettant que certaines combinaisons pour faire face aux nécessités de leur existence, il serait temps que l’histoire fit sa principale affaire de les préciser. Pour que Rome ou toute autre nation prenne à nos yeux une physionomie à elle, pour que nous nous en fassions une idée particulière qui ne soit pas également applicable à toute nation, il faut avant tout que nous concevions Rome comme un peuple dont le propre était de ne pouvoir que ceci et cela Qu’arrive-t-il quand on néglige ainsi le pourquoi de ce qui n’a pas été ? Il arrive qu’on enregistre simplement le moment où certaines facultés se sont manifestées dans l’humanité. On n’écrit pas l’histoire des nations. On ne voit et on ne montre partout qu’une même humanité toujours identique dans sa substance. On a dit ce que tel peuple possédait ; faute de dire ce qui lui manquait, on habitue l’esprit à appliquer à tous les peuples les idées qu’il s’est faites de l’homme en général d’après les hommes du présent. L’intelligence suppose tacitement que toutes les races ont eu toutes les puissances qu’elle s’est accoutumée à regarder comme constituant l’homme, et de la sorte elle vient de nouveau se heurter au problème qui a tant tourmenté le XVIIIe siècle : expliquer comment, dans un milieu constamment identique, il s’est créé des phénomènes tout différens. De nouveau donc il faut recourir à des miracles. On se représente la liberté comme perpétuellement arrêtée parle seul mauvais vouloir des gouvernemens ou par la conjuration des égoïsmes privilégiés ; on arrive à regarder tout pouvoir comme l’ennemi inné de l’homme et à jeter sur tous les pouvoirs l’odieux d’avoir empêché ce qui, en réalité, n’a pas eu lieu parce que c’était l’impossible. Les gouvernemens répondent de la faute des