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— Vraiment ! dit Marie pour soutenir la conversation avec son obligeant ennemi, et de quel pays venez-vous, citoyen ?

— De la Normandie, un beau pays, où j’étais bien heureux il y a quelques mois ; mais la conscription m’a pris, et il a fallu partir.

— Vous avez peut-être quitté vos parens ?

— Non : je suis orphelin ; mais je vivais chez de bons maîtres qui m’aimaient, et l’on m’a envoyé dans la Vendée, où l’on regarde tous les soldats comme des diables incarnés.

— Ils ont fait bien du mal autour de nous ! dit Marie avec timidité.

— Je le sais bien, reprit Étienne, mais tous ne sont pas coupables. La plupart du temps, nous obéissons aux ordres de nos chefs ou à ceux de gens qui valent moins qu’eux, et à qui ils obéissent eux-mêmes. S’il y en a parmi nous qui prennent plaisir à faire le mal. il y en a aussi qui voudraient pouvoir l’empêcher ; mais il faut bien se défendre contre ceux qui nous attaquent.

— C’est vrai, murmura Marie à voix basse.

— N’est-ce pas, citoyenne, reprit encore Étienne, votre mère et vous, vous êtes fâchées de me recevoir à la ferme ? Mais qu’y puis-je faire ? J’ai l’ordre de rester ici, je ne suis pas libre de vous délivrer de moi, et je souffre pourtant au fond du cœur, quand je vous vois trembler et quand votre mère me regarde comme hier soir. Ah ! citoyenne, le pauvre soldat est bien malheureux quelquefois !…

Tout en causant ainsi, les deux jeunes gens arrivèrent au champ de la veuve. Renée y était déjà avec deux ou trois femmes qui travaillaient péniblement, comme elle, à retourner la terre forte et productive de ce canton. Marie s’approcha de sa mère, et lui rendit compte à voix basse de la conversation qu’elle venait d’avoir avec le soldat. Renée se sentit un peu rassurée ; mais son cœur froissé n’était pas si facile à gagner que l’ame plus jeune et plus indifférente de sa fille. Cependant elle commença à penser qu’elle avait été heureuse de recevoir chez elle un pauvre jeune conscrit au lieu d’un grossier et brutal soldat accoutumé aux souffrances et aux horreurs de la guerre.

Étienne s’était déjà emparé d’un outil, et s’en servait de manière à prouver qu’il se souvenait de son ancien métier. Les femmes qui l’entouraient le regardaient d’un air méfiant et haineux ; mais le jeune homme, en recommençant à remuer la terre, avait oublié sa capote grise et son bonnet de police. Ce travail qui absorbe et endort toute préoccupation étrangère, cette odeur de la terre humide familière à sa jeunesse, ces herbes vertes, d’une senteur pénétrante, qu’il foulait aux pieds, cet outil qui tremblait dans ses mains vigoureuses, tout lui rappelait son pays, son enfance, la vie qu’il venait de quitter avec tant de regrets. Il commença à fredonner entre ses dents une chanson joyeuse, son cœur naturellement sociable retrouva l’élan de franchise