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des doctrines et des idées. Eh bien ! que les journalistes refassent le journal ainsi défait en s’ignorant en quelque sorte les uns les autres, en commençant surtout, s’il est possible, par s’ignorer eux-mêmes ; qu’ils aient garde de se donner mal à propos en spectacle pour le seul bénéfice de leur amour-propre, parce qu’enfin il y a des spectacles irritans, même pour des humeurs qui ne seraient pas irritables ; que les discussions soient d’une feuille à une autre feuille, et jamais d’un écrivain à un autre écrivain ; que le nom de l’auteur ne soit qu’au bas de l’article, et qu’il ne vienne point répéter à toutes les lignes : Je suis Pierre ou je suis Jean ! Il ne faut jamais tenter son prochain, et il est des esprits chagrins qui, n’ayant pas de goût pour ce nom de Jean ou pour ce nom de Pierre, s’en prendraient à l’article lui-même de l’y voir ainsi déborder.

Ce serait une belle victoire que la presse quotidienne remporterait sur ses mauvais penchans, de se discipliner sous l’empire d’une loi qui lui est hostile en prévalant par la tempérance individuelle contre l’intention hostile de la loi. Nous n’avons pourtant cet espoir qu’à moitié, et nous comprenons trop que cette froide sagesse ne soit pas à la guise du plus grand nombre. Le déploiement exagéré de la personnalité est une des maladies endémiques de l’époque. Cette maladie ravage surtout les gens de plume, plumes politiques et plumes littéraires ; il y a une certaine étourderie vaniteuse qui pousse ces oiseaux criards à faire crier les échos ; il y a là une race d’enfans terribles, ou, si nous étions moins polis, la race des gamins : bonnes petites gens qui, saintement et dévotieusement persuadés de leur ampleur, n’en sautent pas moins à cloche-pied et sautent pour tout le monde. Nous nous dépêchons d’ajouter que nous prions nos lecteurs d’excuser le terme risqué sous lequel nous rangeons cette nouvelle catégorie politique ; nous avons découvert le mot dans la rhétorique d’une des notabilités dont nous admirions tout à l’heure l’autobiographie. Comme cet ardent avocat « du pouvoir et de la société » ne paraissait pas craindre de blesser les convenances en l’appliquant, s’il nous en souvient, au général Lamoricière ou à M. Dufaure, nous avons pensé que le mot était peut-être devenu parlementaire.

Puisque nous sommes en train de prêcher au sujet de cette loi, dont le texte doit fournir encore plus d’une glose, nous ne terminerons pas sans écrire ici quelques mots à l’adresse des législateurs auxquels nous en sommes redevables. Il n’y a rien maintenant de si aisé à voir que la gêne subite de la presse, et le moment est assez agréable pour ceux qui lui ont fait ces ennuis. On conçoit qu’il y ait là une bonne occasion de plaisanteries dédaigneuses pour qui s’amuse dans le loisir de ses vacances à regarder de haut les pauvres journalistes engagés au milieu des nouveaux écueils dont on a semé leur océan. Suave mari magno… C’est vieux comme Lucrèce, et c’est bon tant qu’on est soi-même à l’abri ; mais les vacances n’ont qu’un temps, et le cœur de l’homme est éternellement le même. Le législateur, à bout de vacances, finit bien un soir ou l’autre par se faire orateur et gravir la tribune. Petit ou grand, il ne déteste point alors d’avoir auprès de lui, dans ses accès d’éloquence, non pas un joueur de flûte, comme l’avait Gracchus, pour les modérer au passage, mais un joueur de trompette pour les publier après coup. Lorsque le journaliste se confondait dans le journal, il pouvait être de circonstance ou même de rigueur d’emboucher à pleins poumons cette trompette élogieuse, et la raison d’état ou l’utilité publique commandait souvent à cet être abstrait qu’était le journal un panégyrique