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s’étant avisé de poser la main sur le cœur de l’esclave, s’aperçut qu’il battait encore, et quelques minutes après qu’on l’eut mis sur son séant, position qui facilitait le jeu des poumons embarrassés par l’hémorragie intérieure, le noir reprit connaissance ; bientôt il put donner de brèves indications sur ce qui s’était passé la veille. C’étaient bien, comme on le présumait, les Costanis abyssins qui avaient frappé Fokad. La lutte avait été courte. Le dromadaire que montaient Fokad et l’esclave, au lieu de soustraire les chasseurs à leurs ennemis par la fuite, s’était lancé au plus épais des bandes d’Abyssins, et peu d’instans après Fokad tombait avec son compagnon sous les zagaies des chrétiens. Mohammed-Nouraï, guidé par les souvenirs de l’esclave, put, à quelques pas de ce lieu maudit, retrouver le corps de son frère. Les Bédouins chargèrent aussitôt sur leurs épaules les restes inanimés du chasseur d’éléphans et regagnèrent Eylat. L’esclave expira le lendemain.

Le scheikh nous avait donné ces détails d’une voix émue, et il eut peine à achever son récit sans que, malgré ses mâles efforts ses paupières ne laissassent échapper deux grosses larmes. Il se hâta de les essuyer, et, afin de nous donner le change, il prétendit que, pour avoir passé toute cette terrible nuit à la pluie et dans la boue, ses yeux étaient malades. Puis il ajouta : — C’était écrit là-haut ! La destinée ne recule point devant les joies ou les douleurs de l’homme que le désespoir tue la mère ou brise le cœur du vieillard, que les enfans demeurent orphelins et sans appui, que les entrailles des frères saignent, qu’importe à l’ange de la mort ? Le sombre envoyé de Dieu n’en poursuit pas moins son œuvre de désolation. Pourtant, malheur à ceux qui ont tué Fokad ! Malheur à ceux qui ont seulement une goutte de son sang sur la toile de leur taub !

Notre campagne pouvait être regardée comme finie. Aux émotions d’une chasse aux gazelles et aux singes s’étaient joints pour nous les hasards d’un combat avec les chrétiens d’Abyssinie. Rien ne nous retenait plus dans les solitudes voisines de Masswah. Le jour suivant, nous rentrions à Masswah, où nous comptions ne prendre que le repos nécessaire pour nous préparer à de nouvelles fatigues.


A. VAYSSIERE.