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le terrain pour le souper des hyènes. Il fut répondu à cette sommation que les blancs étaient des chrétiens, et qu’à ce titre nous ne devions point prendre parti contre eux et pour les musulmans. — Oui ; mais, ajouta le serviteur de M. D…, les blancs aiment peu les voleurs, même chrétiens, surtout lorsqu’ils ne sont qu’à quelques pas de leur tente. Allez-vous-en, je vous le conseille, moi qui suis Costani comme vous.

Il fallait en finir. Des deux côtés, les têtes s’exaltaient. Quelques gouttes de sang répandues, et toute l’ardente haine que ces deux races ennemies nourrissent l’une contre l’autre depuis douze siècles allait éclater furieuse, implacable. D’ailleurs, pendant que les Abyssins parlementaient avec notre domestique, seulement pour obtenir notre neutralité, quelques-uns d’entre eux cherchaient à se glisser de rocher en rocher, et celui qui avait un fusil escaladait une butte voisine, du sommet de laquelle il nous dominait. Dès que nous vîmes la mèche fumer dans ses mains, deux ou trois fusils s’abaissèrent dans sa direction, et, sur ce seul signe, le Costani s’enfuit en se laissant couler sur le dos jusqu’au bas de la colline. C’était d’un bon augure. — Aman ! aman ! (la paix ! la paix !) s’écrièrent ces hommes si braves tant qu’ils avaient espéré n’avoir à faire qu’aux musulmans, mais dont un dixième au moins devait tomber sous notre première décharge. Personne ne fit feu ; mais les terribles fusils ne se relevant pas, ce fut un sauve qui peut général. Tout en se tenant derrière nous, les Bédouins poursuivirent les fuyards de leurs huées. De ce moment, nous pouvions dormir sur nos deux oreilles. Oueld-Gaber, sachant que les tribus qu’il venait de piller ne tarderaient point à se réunir pour lui courir sus, devait forcément regagner les montagnes avant la nuit, et profiter des ténèbres pour mettre son butin en sûreté. Néanmoins les hommes que nous venions de sauver d’une razzia se tenaient toujours sur le qui vive, et leurs vedettes reprirent leur poste sur les hauteurs ; mais ce fut une précaution inutile : le détachement qui avait osé nous attaquer disparut pour ne plus revenir.


IV

Mohammed-Nouraï, qui nous avait quittés un moment, revint peu après poussant devant lui deux moutons qu’il nous destinait, tandis que ses gens apportaient du lait dans des couffes goudronnées en dedans. Ce devoir de l’hospitalité rempli, le scheikh alla s’asseoir à l’écart, sombre et muet ; évidemment il songeait au péril que courait son frère ; puis la nuit se fit noire et pluvieuse. Nos feux de bivouac s’allumèrent, et Aïlou avec tous ses aides se mit à l’œuvre pour le repas du soir. Le chef du village fut invité. Ce fut à peine s’il toucha