Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 8.djvu/177

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

s’était dirigé sur Akhouar. C’était précisément ce que Mohammed-Nouraï craignait. « Que Dieu ait pitié de mon frère ! » s’écria le scheikh, qui n’écoutait plus, et dont la figure trahissait une terrible émotion. C’est en vain qu’on essaya de l’arracher à ses lugubres pressentimens. Un quart d’heure s’écoula, au bout duquel survint une seconde vedette. Les Abyssins étaient tout près, et devant leurs éclaireurs les Bédouins chargés de donner l’alarme se repliaient de cime en cime.

« Qu’Allah et son prophète nous soient en aide ! » s’écrièrent les musulmans en se disposant au combat, c’est-à-dire en roulant leur taub autour du corps, de manière à ne laisser à nu que les jambes et les bras, enveloppant tout le reste de plis assez épais pour amortir un coup de lance. Chacun assura son bouclier au poing gauche, brandit sa zagaie de la main droite, et alors commença une pyrrhique dont chaque mouvement est un saut sur place ou un bond de côté, comme pour éviter les coups ou le choc d’un adversaire. Tout en dansant, chacun criait son nom et le nom de son père, avec accompagnement d’épithètes passablement élogieuses ; puis vint l’énumération des hauts faits de la tribu, de la famille et des prouesses de l’individu. De temps à autre, ce récit emphatique était interrompu par le cri de guerre, hurlement sauvage où il y avait du rugissement du lion mêlé à la voix sinistre de l’hyène. De notre côté, nous nous étions portés un peu en avant des Bédouins, et, accroupis au milieu de la vallée, chacun étala sur le sable, à portée de sa main, des balles et des amorces, pour n’avoir point à perdre de temps à les chercher au moment de faire feu si cela devenait nécessaire.

Enfin les Abyssins parurent. Ils s’avançaient, déployés sur plusieurs rangs qui occupaient toute la largeur de la gorge. Eux aussi dansaient en hurlant le chant de guerre. Leur costume ne différait de celui des Bédouins qu’en ce qu’ils portaient au cou, en manière de pelisse, les uns une peau de lynx ou de panthère, les autres une peau de mouton avec toute sa toison ; fourrures déchiquetées en bandes assez larges, qui retombaient sur le bras gauche, et qui, dans les bonds de la danse par laquelle l’on prélude en Abyssinie à tout combat, s’agitaient comme des serpens autour de chaque guerrier. De part et d’autre, les invectives commençaient à s’échanger, et il était évident que nous allions assister, prendre part même à un de ces combats homériques où chaque coup de lance, chaque coup de sabre est accompagné de bravades insultantes ; mais, afin de demeurer maîtres de nos mouvemens, il ne nous convenait pas de laisser s’approcher davantage des agresseurs peu redoutables, bien que supérieurs en nombre, attendu qu’un seul d’entre eux était armé d’un fusil qui semblait en mauvais état. M. D… leur fit signifier par un de nos serviteurs abyssins d’avoir à se retirer immédiatement, si mieux ils n’aimaient laisser bon nombre des leurs sur