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enlevées. Quant au prétexte de cette attaque, il n’était que trop légitime ; l’un des enfans d’Oueld-Gaber avait été volé quelques mois auparavant par les Bédouins des tribus musulmanes, et vendu comme esclave sur l’autre côté de la mer Rouge.

Alors il fut tenu quelque chose comme un conseil. Les chameliers opinèrent pour une retraite immédiate. Sélim l’Ousta, le maître canonnier, haussa les épaules et se remit à fumer impassiblement son chibouk, après avoir appliqué indistinctement aux deux parties belligérantes l’expression de mépris puzévenkler, si familière aux Turcs et que l’on me dispensera de traduire. Quant à M. D., il affirmait que non-seulement les Abyssins ne pouvaient nous considérer comme leurs ennemis, mais qu’en outre il était lié avec leur chef, et qu’en tout cas, vingt hommes armés jusqu’aux dents comme nous l’étions, parmi lesquels on pouvait compter six ou sept tireurs d’élite, pourraient, en gagnant le sommet presque inabordable de l’une des collines qui nous entouraient, tenir tête au Raz-Ali[1] en personne avec ses cinquante mille cavaliers. La délibération en était là, quand, au bout de la vallée, nous vîmes paraître un tourbillon de sable derrière lequel s’avançait comme un ouragan dont le passage ébranlait le sol. Des cris d’hommes, des mugissemens de boeufs, des bêlemens de chèvres ou de moutons, accompagnaient le nuage de poussière, qui arrivait sur nous avec une effrayante rapidité. Familiers avec les scènes de la vie nomade, les chameliers prétendirent que ce n’étaient que les troupeaux de la vallée et du village d’Eylat que les pâtres chassaient dans les montagnes pour les soustraire à l’ennemi, et Mohammed-Cotten nous assura que, si les Costanis étaient à leur poursuite, nous entendrions déjà le cri de guerre dominer tout le tumulte. C’était la vérité. Un quart d’heure après, d’immenses troupeaux défilaient devant nous, escortés par des hommes armés de boucliers, de lances, de massues d’ébène, et excitant la marche de leurs bestiaux par des cris étranges, auxquels le bouclier qu’ils appuyaient sur leurs lèvres donnait une intonation plus étrange encore. Des femmes vêtues de peaux de boeuf, des enfans entièrement nus, de grandes jeunes filles dont tout le costume se composait d’une ceinture bordée de lanières mobiles, tout cela formait autour du troupeau un cordon chargé de ramener les animaux qui auraient pu s’écarter. Malgré les difficultés du chemin, le troupeau et son escorte fuyaient avec une rapidité qui ajoutait quelque chose de fantastique à cette scène bizarre ; bientôt il disparut dans des ravines profondément encaissées, au milieu d’un chaos de pitons qui grandissent à mesure

  1. Le Raz-Ali est le chef qui règne sur l’Amahra, l’une des trois grandes fractions des pays abyssins ; le Tigrè est gouverné par Oubié, et le Choa par les enfans du dernier roi, Sahla-Sahlassé.