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de ces longues rangées de phénicoptères, qui épiaient avec méfiance tous nos mouvemens. Le hasard nous ayant fait rencontrer une planche provenant de quelque naufrage, sur laquelle nous attachâmes un gros fagot de broussailles, nous lançâmes à la mer ce radeau derrière lequel nous devions nous cacher, et qu’il n’y avait qu’à pousser tout doucement devant nous. Nous fîmes de notre mieux, mais un malencontreux balancement du radeau vint déjouer notre plan de campagne au moment où nous allions surprendre le groupe éclatant sur lequel nous avions jeté notre dévolu. Nous ne pûmes tuer qu’un seul individu, qui s’affaissa sous notre plomb, après avoir étendu de grandes ailes, qui retombèrent impuissantes et s’étalèrent sur l’eau ainsi qu’une pièce de soie cramoisie. Il fallut renoncer à continuer notre chasse ; tout le reste de la bande avait subitement disparu, et la chaleur commençait d’ailleurs à devenir intolérable. Aussi, après avoir tiré deux ou trois coups de fusil qui remplirent nos larges poches de menu gibier, nous reprîmes le chemin de la rade, où notre barque était à l’ancre.

Le lendemain, un peu avant le jour, on se remit en mer. Il ventait une brise faible qui tomba tout-à-fait quand nous fûmes par le travers d’un îlot que les Arabes appellent Oukeban. Nous comptions profiter du premier souffle d’air pour traverser le canal, peu large en cet endroit ; mais la barque était immobile, comme si nous eussions été à l’ancre ; notre voile fasiait ; la mer n’avait pas un pli et étincelait sous les rayons du soleil comme un lac de plomb fondu. Ceux auxquels il est arrivé de faire un assez long voyage sur un navire napolitain auront à coup sûr remarqué comme nous que, tant que la mer est belle, les matelots italiens semblent ne se souvenir du ciel que pour le blasphémer ; mais vienne l’ouragan avec son cortège de terreurs, et chacun se livre aux transports d’une piété fort peu édifiante. Alors on allume dix cierges pour un sous le nez de la madone qui a sa niche à l’arrière, et les vœux de neuvaines, les promesses d’ex-voto faites à tous les saints succèdent brusquement aux chansons obscènes, aux jurons audacieux. Ce contraste, nous le retrouvions ici plus tranché encore. On se le rappelle, il y avait à notre bord un djellab, de la côte des Danakil[1], qui ramenait dans son pays trois ou quatre jeunes filles gallas et un petit nègre.à peu près idiot : c’était le rebut de son troupeau d’esclaves dont il n’avait pu se débarrasser dans l’Yémen. Cet homme si dévot l’avant-veille, quand la tempête soulevait la mer, contait alors aux matelots sa vie passée. Il entrait dans ce récit d’atroces histoires d’enfans soumis à une horrible mutilation qui devait doubler ou tripler leur valeur, de hideuses scènes de débauche, d’effrayantes peintures des tourmens auxquels sont soumises les caravanes d’esclaves dans leur

  1. Partie du littoral abyssin au sud de Masswah.