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de fusil que nous crûmes devoir tirer en l’air nous n’osions viser les majestueux léviathans de peur qu’ils ne gardassent rancune de quelques grains de plomb qui auraient pu pénétrer jusqu’à leur cuirasse de lard.

Quand elles eurent assez du concert dont on les régalait, les baleines s’éloignèrent, et nous virâmes de bord, le nakoudah prétendant que l’apparition de ces animaux pronostiquait quelque malheur. Long-temps encore nous pûmes les voir bondir sur la lame. — Dieu soit loué ! s’écrièrent les marins ; nous venons de l’échapper belle ! – Est-ce donc si dangereux ? demandâmes-nous. — Si c’est dangereux ! répondit le patron ; je le crois bien ! mais rien qu’en se frottant contre la saïa, le bouthan[1] nous eût chavirés !

Vers les trois heures de l’après-midi, nous vîmes enfin la cime d’une montagne apparaître au-dessus des flots. Pour nous, si éloignée que fût la terre, sa vue nous rassurait : c’était un ami qui avait l’air de venir à nous. Peu à peu, la montagne grandit ; en une demi-heure, elle devint distincte, et bientôt se montrèrent les dunes jaunes qui entouraient sa base. Nous faisions route sur la pointe sud de l’île de Camaran, et deux heures plus tard nous passions à côté d’îlots placés un peu en avant du canal étroit et toujours calme qui sépare la grande île de la côte. À cette heure, les bancs de sable étaient littéralement couverts d’oiseaux, et de tous les points du ciel arrivaient encore des nuées de mouettes. Des milliers d’ailes battaient l’air, ou s’ouvraient sans se refermer, comme pour accaparer une place plus large sur la grève. Nous pouvions entendre les bruyantes clameurs qui partaient de chacune de ces Babels aériennes : les goélands se lamentaient, ou aboyaient comme des chiens enroués ; les hérons, les butors, les aigrettes, jetaient leur cri étrange ; les pélicans faisaient entendre une voix plus grave ; les courlis sifflaient une longue plainte, et le bruit du vent et des vagues servait de base harmonique à cette tempête de notes aigres et tristes.

Le dernier rayon du soleil vint dorer les falaises blanches de la côte, et joua sur les élégantes cimes de quelques dattiers et d’un bouquet de doums[2], qui avaient poussé dans le sable ; puis, cette lumière pourpre, tombant sur les mille facettes des flots, sema d’étincelles rouges leur azur sombre, ou se décomposa à travers les molécules aqueuses arrachées par le vent à la crête de chaque lame : alors on put voir des myriades d’arcs-en-ciel éphémères dansant à la surface de la mer. Une heure plus tard, les dernières bouffées de la tempête qui allait s’assoupir nous poussaient dans le port de Camaran, où nous mouillâmes. La petite rade était tranquille ; quelques sambouks dormaient

  1. Nom arabe de la baleine, qui a évidemment la même racine que léviathan.
  2. Doum, cricifera thebaïca (espèce de palmier).