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du docteur Clot-Bey, je séjournais depuis trois ans comme attaché à l’administration militaire du pacha, le hasard m’avait fait connaître M. Arnaud, revenu du pays des Sabéens à travers mille dangers, et néanmoins fort impatient d’y retourner. J’avais écouté les récits de l’intrépide voyageur, j’avais lu le commentaire publié sur ses travaux par un savant orientaliste, M. Fulgence Fresnel[1], et j’avoue que je comprenais, que je partageais même l’élan qui le poussait vers les solitudes de l’Arabie. Un beau jour s’offrit l’occasion tant attendue de réaliser les projets de voyage en commun que nous ne cessions pas de faire depuis notre rencontre au Caire. Une mission scientifique du gouvernement français faisait au courageux explorateur du pays de Saba un devoir de retourner sur les bords de la mer Rouge et d’étudier en détail les monumens hamyarites. Nous convînmes de partir ensemble, et nos préparatifs furent bientôt faits ; mais, après un court séjour dans l’Yémen, des circonstances imprévues nous forcèrent de chercher un refuge sur le littoral africain, et c’est ainsi que nous fîmes un séjour assez long dans un pays fort peu connu.

Le 18 janvier 1848, au coucher du soleil et en dépit de la mousson de l’hémisphère austral qui régnait alors dans toute sa violence, nous quittâmes Hodeïdah pour Masswah, le littoral arabe de la mer Rouge pour le littoral africain, montés sur une barque non pontée et chargée à couler. Malgré les efforts de nos matelots, ce ne fut qu’à l’aube que notre barque put s’éloigner de la côte. Dès-lors, nous entrions décidément dans toutes les émotions de la vie de voyage, telle qu’on ne peut la connaître qu’au milieu des solitudes les plus inhospitalières de l’Afrique orientale.

Nous avions appareillé aux premières lueurs de l’aube. La brise avait un peu molli, et, bien que la houle fût toujours très grosse, tout alla assez bien jusque vers dix heures du matin. Notre nakoudah[2], d’ailleurs habile marin pour un Arabe, persistait à suivre la route directe, c’est-à-dire à aller reconnaître la terre d’Afrique un peu au sud de l’archipel de Dahlâk, et à remonter ensuite par le détroit qui sépare cet amas d’îles de la terre ferme. Nous eûmes beau lui faire observer que la ligne droite n’est pas toujours le plus court chemin d’un point à un autre, même en mer ; il ne céda que lorsqu’un terrible auxiliaire vint à notre aide : la tempête.

Deux heures avant midi, la brise déjà si âpre fraîchit encore. La mer devint épouvantable. Fouettées par l’orage, les vagues bouillonnaient et se couvraient d’une écume blanche qui, balayée par le vent, flottait en tourbillons grisâtres à la surface des eaux. Quand une lame

  1. Un résumé de ce voyage a été publié, avec cinquante-six inscriptions hamyarite suivies d’un commentaire de M. Fresnel, dans le Journal asiatique de 1844 à 1845.
  2. Capitaine, patron de barque.