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la Muette de Portici, le peuple, réintégré dans ses pleins droits, agit en tant que masse dramatique ; le chœur, qui jusque-là s’en était modestement tenu au rôle passif d’un instrument lyrique, pour la première fois s’empare de l’avant-scène à titre de héros. Désormais l’intérêt principal se porte sur l’action des masses, et ce n’est plus sur les cavatines ou les duos des solistes aristocrates que la vie dramatique et musicale se concentre. Que peut contre le formidable déchaînement de l’orchestre la voix isolée du ténor ou du soprano ? L’aria telle qu’on la pratiquait perd, dans la Muette, toute signification et disparaît au second rang, pour faire place au chant populaire, à la barcarole, qui prime tout. » Admirable raisonnement si les mêmes choses ne se pouvaient dire à propos de vingt opéras qui sont venus avant la Muette, et que l’on s’abstient de citer par cet unique motif, que la date de leur mise en scène ne s’accorderait pas suffisamment avec le point de vue. Et penser qu’après avoir ainsi émancipé les masses, M. Auber reprenait, au lendemain de son succès de la Muette, le chemin de l’Opéra-Comique sans se douter qu’il fût un si grand révolutionnaire ! Émanciper les masses, détrôner l’aristocratie des chanteurs de duos et de cavatines, pour inaugurer en son lieu et place le règne populaire du chœur, et que cela ne vous arrive qu’une fois dans votre vie ! Quel dommage que ces grands philosophes de l’histoire de la pensée ne puissent prévenir d’avance l’homme de talent ou de génie du parti qu’ils comptent tirer de lui pour leur système ! Dans tout cela, que fait-on du poème ? Il faut bien cependant, en pareille occasion, tenir compte du hasard du sujet. Il reste donc à supposer que si M. Scribe, au lieu de porter son inspiration à M. Auber, en eût gratifié l’élève déjà célèbre de Cherubini, le compositeur de la révolution de juillet ne serait autre que M. Halévy. Où va-t-on avec de pareilles idées ? À l’absurde, personne n’en doute, pas même ceux qui les mettent en avant ; mais la classification a ses droits. N’admirez-vous pas de plus la rare et suprême habileté de cette polémique, qui, tout en déclarant abominable une période politique, attribue à son influence les plus nobles chefs-d’œuvre de l’esprit ? La restauration fut un temps d’abaissement intellectuel ; exemple : la restauration a produit Rossini. On pourrait ajouter en outre, pour compléter la preuve, que presque toute la génération qui a marqué dans notre siècle date de là. Combien de noms illustres ne citerait-on pas à côté de celui de Rossini, qui remontent à cette époque, et dont l’Europe a la naïveté de s’enorgueillir encore, en attendant les grands poètes, les grands philosophes et les grands musiciens que doit lui fournir le radicalisme aux jours bienheureux de son avènement définitif !