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défiances, avait fini par le prendre au mot Cette classe se gênait d’autant moins dans l’expression de ses craintes, que l’ascendant croissant de la coterie ultra-africaine était bien plus attribué à l’incurable faiblesse de Soulouque qu’à des dispositions menaçantes de sa part. Bref, les grenouilles demandaient un nouveau roi. Il n’en était pas à la vérité question dans les régions officielles, car les nécessités d’où était sortie l’élection de Soulouque subsistaient là plus que jamais. Outre la difficulté résultant de l’égalité des chances entre les deux candidats en évidence, le général Paul et le général Souffrant, chacun d’eux péchait par un côté. M. Paul était un noir assez éclairé, d’un physique avantageux, et qui, en cachant avec soin ses sympathies et ses opinions politiques, avait réussi à se mettre bien avec tout le monde ; mais, général improvisé[1] et de fraîche date, il n’avait aucune action sur l’armée. Général très ancien, très brave et très aimé dans l’armée, M. Souffrant n’offrait au contraire en politique, que de très insuffisantes garanties : dans les quatre années de révolution qu’on venait de traverser, il avait successivement trahi tout le monde au profit de l’influence dominante. Soulouque aurait donc pu être parfaitement tranquille de ce côté ; mais, par cela même qu’on ne conspirait pas et que le mécontentement se traduisait en commérages de rue, l’écho n’en parvenait que plus souvent et plus vite aux oreilles de « peuple noir, » qui, déjà outré de l’incrédulité des gens bien vêtus à l’endroit des sortilèges, allait chaque jour apporter à « président » cette nouvelle preuve de la complicité des mulâtres avec la poupée toujours introuvable du jardin. Soulouque en devenait de plus en plus sombre. « Je sais, disait-il, qu’on conspire contre moi. Personne ne peut cracher en Haïti sans que je le sache ; mais, quand je pense à tout ce qu’il en coûte aux familles pour faire un homme de vingt-cinq ans, je n’ai pas le courage d’agir… » Mot très beau dans cette bouche, mais répondant à une pensée où se trahissaient déjà d’étranges luttes. Dans ces momens, Soulouque recommençait avec une nouvelle ardeur les fouilles du jardin, et les esprits forts riaient de plus belle, sans se douter qu’à force de lancer la pioche dans le sol, il pourrait bien y creuser leur fosse.


IV. – SIMILIEN. – UN PROCES DE PRESSE SOUS SOULOUQUE.

C’est dans ces inexprimables angoisses, l’oreille tendue à tous les bruits et à tous les rêves et tremblant à chaque pas qu’il faisait de marcher sur un complot ou sur deux raies en croix, que le président

  1. Sous Pierrot, dont il était ministre de l’intérieur. En Haïti comme en Russie, tout correspond à la hiérarchie militaire. Un ministre, un sénateur marquant, n’a qu’à vouloir pour être improvisé général de division.