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entendu. Un ministre, un chef de division, venaient-ils lui lire une dépêche : — Voyons ça, disait en créole le chef de l’état, et, prenant fièrement le manuscrit, il parcourait pendant quelques secondes, d’un regard à la fois réfléchi et dédaigneux, les mystérieuses lignes noires de papier pâlé ( papier qui parle, écrit) ; puis il le reployait, ajoutant avec une assurance majestueuse : « Bien ! j’y penserai. » En effet, le malheureux y pensait tellement que papier pâlé finissait par lui brûler les mains. Alors, pour échapper aux tortures d’une curiosité à laquelle se mêlait toujours la peur des sortilèges, il mandait quelque employé dont il avait préalablement éprouvé la discrétion au moyen d’un innocent espionnage dont tout le monde avait le mot, et se faisait lire la dépêche. Une velléité d’hésitation s’était-elle manifestée dans la voix du lecteur : — Bien, cher ! disait doucereusement Soulouque, et, après avoir noté dans son inflexible mémoire et le nom de celui-ci et le passage suspect, il faisait appeler un autre employé pour collationner la première lecture.

Une dangereuse gradation commençait : à la peur des esprits s’était évidemment ajoutée, chez Soulouque, la défiance des hommes, et il fallait, après tout, s’y attendre. Dans ce duel inégal qu’il soutenait contre des puissances inconnues, pouvait-il considérer comme amie la portion de la galerie qui riait au lieu de lui venir en aide ? Chose significative et dont il dut être frappé tout d’abord, le sortilège du jardin était l’œuvre d’un chef mulâtre, et au premier rang des rieurs figurait la bourgeoisie mulâtre. De là cette inévitable conclusion que les mulâtres étaient de compte à demi avec l’introuvable poupée. Par contre, si un regard d’encouragement et de sympathie venait soutenir le courage de Soulouque, c’était surtout de la portion noire de la galerie que ce regard partait. Tant d’affinités devaient nécessairement aboutir à un contact, et le bas-fond du vaudoux, remontant peu à peu à la surface, avait fini par déborder sur le palais présidentiel. Je laisse à penser si les antipathies de caste, dont cette corporation est le principal refuge, avaient mis à profit la circonstance. Soulouque était d’autant plus accessible aux nouvelles influences qui l’entouraient, qu’il trouvait là à parler, à cœur ouvert et en pur créole, à des gens dont la supériorité intellectuelle n’humiliait pas son incurable vanité. On eut comme une première révélation de ces influences dans le retrait subit du projet relatif à la légitimation des mariages entre Haïtiennes et étrangers. Il échappait aussi déjà à Soulouque des paroles comme celles-ci : « Je n’ai pas demandé d’être président, je n’y songeais pas, et je sais que je n’y étais pas préparé ; mais, puisque la constitution m’a appelé, pourquoi veut-on se défaire de moi ? »

Il est dans la nature de toute prévention gratuite de cesser tôt ou tard d’être gratuite, et la classe éclairée, dont il s’isolait par ses perpétuelles