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les estampes qu’on appelait alors estampes de second ordre portaient au contraire l’empreinte d’un sentiment profond et d’un art fort sérieux sous des formes légères.

À mesure que se répandit en France l’amour des œuvres rapides et en apparence superficielles, les graveurs cessèrent de se conformer aux exemples des anciens maîtres jusque dans le choix des moyens. Le procédé de gravure à l’eau-forte dont Audran et ses élèves ne s’étaient guère servis que pour la préparation de leurs planches, reprit faveur comme au temps de Callot. Les artistes-amateurs devinrent innombrables. Il fut de mode dans le monde élégant d’apprendre à manier la pointe pour tracer une bergerie comme de s’habituer à tourner un madrigal, et l’exemple qu’avait donné le régent en gravant quelques vignettes pour une édition de Daphnis et Chloé était depuis long-temps suivi par les seigneurs de la cour[1]. Les essais de dessin sur cuivre occupaient aussi les loisirs des grandes dames et des simples bourgeoises. Depuis la duchesse de Luynes et Mme de Pompadour jusqu’à Mme Reboul, qui plus tard épousa le peintre Vien, on pourrait citer, sous le règne de Louis XV, plus de vingt femmes qui gravaient par goût, sans compter celles, moins rares encore, qui gravaient par état. De pareils passe-temps, fort innocens en eux-mêmes, avaient cependant le sérieux inconvénient de dégrader l’art en le transformant en divertissement futile et de donner le change sur ses ressources et sa portée véritables. C’est ce qui a lieu presque toujours, lorsque, enhardi par certaines dispositions que l’on prend pour du talent, on veut, sans réflexion et sans étude approfondie, arriver aux mêmes résultats que par l’expérience et le savoir. Les auteurs d’œuvres de cette espèce croient l’art facile, parce qu’ils en ignorent les conditions, et le public, s’abusant à son tour sur ces conditions essentielles, perd le sentiment du beau, confond l’apparence avec la réalité, s’habitue aux semblans du mérite et n’a plus de goût pour ce qui est supérieur. Tous les arts peuvent se pervertir ainsi, et de notre temps les aquarelles, les statuettes, et les valses d’amateurs sont peut-être aussi nuisibles à la peinture, à la sculpture, à la musique, que le furent jadis à la gravure les petites estampes qu’on faisait en se jouant. D’ailleurs ce n’était pas à l’art seulement que celles-ci commençaient à devenir préjudiciables. Inspirées souvent par

  1. Le duc de Chevreuse, gouverneur de Paris, les marquis de Coigny et de La Ferté, le comte de Clermont, M. de Gravelles, conseiller au parlement, cent autres dont les noms ne sont pas moins connus, gravaient, soit d’après leurs propres dessins, soit d’après Eisen et Boucher, de petites pièces pour les albums, les écrans ou les optiques, appareils dont le succès était alors fort grand. Quelques-unes de ces estampes faites sans prétention ne sont pas dépourvues de charme ; il en est même qui dénotent un certain talent d’exécution, et les portraits gravés par Carmontelle, le spirituel auteur des Proverbes, méritent, entre autres, d’être remarqués à ce titre.