Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 8.djvu/1023

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

même, comme Édelinck lorsqu’il grava sa Vierge de François Ier : le modèle n’était qu’une copie dessinée, probablement peu fidèle sous le rapport du style, que Lebrun avait rapportée de son voyage d’Italie ; de là sans doute le caractère moderne et le goût français dont la gravure garda, à ce qu’il paraît, l’empreinte. Mécontent de son ouvrage, le jeune artiste ne le publia point ; il résolut d’aller étudier les maîtres italiens sur place, de se perfectionner directement à leur école et de ne graver dorénavant d’autres peintures que celles dont il pourrait juger sans le danger d’un intermédiaire. Il partit donc pour Rome et il y passa trois ans, durant lesquels il fit au Vatican plusieurs copies peintes, une multitude de dessins d’après les statues et les bas-reliefs antiques, quelques planches d’après le Dominiquin, les Carrache, etc., et l’estampe d’un plafond de Pietro da Cortona, estampe qu’il dédia à Colbert. En rendant cet hommage au ministre qui l’avait protégé dès son arrivée à Paris, et qui lui avait facilité, à la sollicitation de Lebrun, les moyens de se rendre en Italie, il accomplissait un acte de reconnaissance : de la part de Colbert, ce fut un acte de justice que de rappeler Audran en France et de le charger de graver pour le roi la suite des Batailles d’Alexandre, récemment terminées. Une pension et le logement aux Gobelins, récompense ordinaire des talens qui se manifestaient avec éclat, furent en outre accordés au graveur, alors âgé de vingt-neuf ans.

Traité en ami et presque sur le pied de l’égalité par Lebrun, qui ne se départait en faveur de nul autre de ses habitudes de suprématie hautaine, Audran exerça sur le premier peintre du roi une influence considérable, bien que secrète. Lebrun, quoi qu’on en ait dit[1], n’était pas d’humeur à douter ouvertement de son infaillibilité et à afficher sa déférence pour les avis d’un artiste beaucoup plus jeune que lui, à peu près son élève et pal conséquent sans autorité hiérarchique ; mais il le consultait souvent et l’écoutait à porte close. Le graveur, de son côté, n’avait pas l’orgueil de s’en vanter : on remarquait néanmoins qu’il passait parfois des journées entières auprès de Lebrun, sans avoir d’épreuves à lui présenter ; que, depuis quelque temps, les tableaux de celui-ci témoignaient d’une recherche nouvelle dans les formes du style ; enfin (ce qui était plus significatif encore), lorsqu’avaient paru les estampes des Batailles, estampes infidèles à certains égards, puisque les originaux s’y trouvaient modifiés, le peintre, en ne se plaignant pas avait semblé reconnaître à Audran un droit de correction et s’y soumettre implicitement. Lebrun, en cela, se conduisait

  1. On prétend que Lebrun proclama un jour qu’Audran « avait embelli ses tableaux. » Peut-être aura-t-il dit « qu’il ne les avait pas gâtés, » et ce mot dans la bouche d’un homme comme lui paraîtrait déjà bien modeste ; mais il est au moins difficile de se représenter Lebrun faisant acte d’humilité absolue.