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des États-Unis une race de flâneurs qui se promènent à travers le Canada en faisant dans les tavernes des cours de politique à l’usage des émigrans. – Ah ! disent-ils, pauvres gens, nous vous plaignons, vous n’élisez point votre gouverneur !… Comment se fait-il que vous soyez gouvernés par une femme ?… Votre Saint-Laurent nous convient, il nous le faut ; ce grand fleuve et les lacs qui s’y déversent formeraient une admirable frontière à notre pays !… Québec est fortifiée, mais nous l’aurons. Nous planterons autour de la citadelle une palissade de pierres pour bloquer la garnison et l’assommer ; à mesure que les soldats montreront la tête, nous les canarderons, et puis, quel butin ! Chaque officier anglais n’a-t-il pas une montre d’argent dans son gousset ! — Ces propos et d’autres du même genre ne laissent pas que d’édifier un peu la multitude ; ce ne sont pas d’ailleurs des paroles en l’air, et les événemens de 1837 et 1838 ont prouvé que des associations s’étaient formées à cette époque pour aider les insurgés à arracher le Canada à l’Angleterre. La franc-maçonnerie des Merles et des Hiboux[1], qui convoquait pour une descente à Cuba les aventuriers de l’ouest sous prétexte d’une chasse aux buffles, n’a été que la répétition des tentatives que méditaient douze ans auparavant contre la colonie anglaise les affiliés des loges de l’Aigle et des Chasseurs.

Ces sourdes menées, qui ont pour but d’affaiblir dans l’esprit des colons le respect des institutions de leur pays, ne sont pas seulement contraires au droit des gens ; il est à craindre qu’elles ne portent parmi les émigrans la démoralisation, la haine de toute autorité, de tout frein. L’armée elle-même, malgré la discipline sévère qui la régit, pourra en ressentir les effets. Déjà des offres d’argent et d’autres moyens de séduction ont été employés auprès des soldats pour les engager à déserter[2]. Nous croyons que ces tentatives d’embauchage ont rarement réussi, et les cas de désertion, fréquens parmi les troupes du Canada, doivent être attribués à d’autres causes ; les principales sont l’ennui et l’ivrognerie qui en est la suite. Dans cette partie reculée du continent américain, le soldat est privé des plaisirs et des distractions qui se présentent à lui dans l’Inde, aux Antilles, à Malte, à Gibraltar. Pendant la durée des grands froids, les manœuvres en plein air sont interrompues ; la parade ne peut avoir lieu qu’une fois par semaine. Par malheur, les tavernes regorgent de whisky à un demi-shelling la bouteille. Le soldat se livre donc à de solides libations, steady drinking, comme il dit dans son langage expressif. Le sous-officier le porte sur la liste des châtimens ; il résiste, aggrave sa peine, et, pour sortir de

  1. Voyez la Revue des Deux Mondes, Chronique du 15 juin 1850.
  2. Les officiers de l’armée américaine réprouvent hautement ces honteuses menées et reçoivent fort mal les fugitifs. Le gouvernement de Washington a même déclaré par ordonnance, dans plusieurs occasions, qu’il n’enrôlerait aucun de ces déserteurs.