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savais quelle vie affreuse je mène loin de toi !… Je ne puis fermer les yeux ; loin de toi, je ne suis plus qu’une ombre errante. Quand pourrai-je donc, enlacé dans tes bras, m’élancer vers les sphères éternelles ? O Dieu tout-puissant ! pourquoi séparez-vous deux cœurs si nécessaires l’un à l’autre ? Ton amour, ma Giulietta, fait le charme et le tourment de ma vie. Avec quelle anxiété j’attends le moment où je pourrai accourir auprès de toi pour ne plus nous séparer ! Amour, amour, dieu tout-puissant, tu es ma force, tu es la source de toute inspiration ! »

Mais qui pourra jamais sonder l’impénétrable mystère du cœur de la femme ? Quelques mois après cette correspondance, qui semble révéler les impatiences et les béatitudes d’un amour partagé, Beethoven apprend que l’objet de son culte, que celle qui l’a comblé tout récemment encore des plus vifs témoignages de sa tendresse est fiancée à un homme obscur dont elle doit bientôt partager le sort. Rien ne saurait dépeindre le profond désespoir qui s’empara de ce grand homme. Il s’éloigna de Vienne alors comme un lion blessé qui porte dans ses flancs un trait empoisonné, et s’en alla chercher un refuge en Hongrie auprès de sa vieille amie, la comtesse Erdoedy ; mais, ne pouvant rester en place, il disparut tout à coup du château, et, pendant trois jours, il erra dans la campagne solitaire, en proie à sa douleur, que rien ne pouvait apaiser. Il fut trouvé gisant aux bords d’un fossé par la femme du professeur de piano de la comtesse Erdoedy, qui le ramena au château. Beethoven a avoué à cette femme qu’il avait voulu se laisser mourir de faim. Obsédée par les conseils de sa famille, et surtout par les instances de sa mère, qui voulait surtout que sa fille épousât un homme titré, Giulietta di Guicciardi devint la femme d’un comte de Gallemberg, pauvre gentilhomme qu’elle avait connu avant Beethoven. Ce comte de Gallemberg était aussi musicien et vivait exclusivement de son talent. Il a composé la musique de plusieurs ballets qui ont eu du succès. En 1822, la comtesse de Gallemberg, succombant sous le poids de ses remords, vint, les larmes aux yeux, implorer le pardon de son glorieux amant, qui, après l’avoir regardée d’un œil courroucé, détourna la tête sans lui répondre un mot.

Le nom de cette femme, qui n’a pas su se maintenir à la hauteur du sentiment qu’elle avait inspiré, survivra cependant à sa fragile enveloppe par la sonate en ut dièse mineur où Beethoven a versé, comme dans un calice d’amertume, les sanglots de sa douleur[1].

J’avais à peine terminé ce récit, que votre main tremblante, mademoiselle, étreignant timidement la mienne, vint me révéler que vous aviez pénétré le secret de mon cœur. L’arrivée de Mme de Narbal

  1. Giulietta di Guicciardi est morte à Vienne depuis 1840.