Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 7.djvu/977

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

où la mort exorcise le démon de notre vanité. Je ne vous cacherai pas cependant que je n’ai pas toujours eu une résignation qui, à certaines heures, me fait encore défaut. Sous les teintes cuivrées dont le grand air a coloré mes tempes, peut-être pourriez-vous retrouver la griffe de l’esprit moderne. J’ai connu ces rêveries meurtrières qui ont conduit à la ruine quelques êtres d’abord, puis des peuples tout entiers. Enfin, j’ai souffert aussi de ces passions qui, dans tous les temps, jettent quelques hommes hors de ces routes qu’on ne retrouve plus qu’après de vives angoisses et de longs égaremens. Je sais, tout comme Werther, quel abîme un regard peut creuser sous le front ; je sais comment s’attachent au cœur certaines pensées. Lord Byron, dans ses mémoires, raconte, avec une sorte de mystérieuse tristesse, une histoire terrible, dit-il, et qui montre jusqu’où peut être poussé le dédain de la vie. Un officier anglais lui avoua qu’une nuit il avait pris au hasard, dans l’obscurité, un pistolet, se l’était enfoncé dans la bouche et avait pressé la détente. Cet officier avait une paire de pistolets dont il savait l’un vide, l’autre chargé. La fantaisie lui ayant pris tout à coup de jouer sa vie solitairement contre le destin dans les ténèbres, et il s’était emparé à tâtons de la première arme qui s’était offerte à sa main, sans savoir si c’était l’arme qui portait la mort. Je me suis dit, en lisant ce passage, que si cette histoire était terrible, il y avait une histoire terrible dans ma vie, car j’ai fait comme cet officier anglais.

Sans parler du doute religieux, j’ai souffert de l’affreux doute particulier à ce temps où il n’est pas un seul mot noble, entraînant, sacré, qui n’ait servi à quelque mensonge. Depuis que je me livre à mon état, comme le prêtre doit se livrer à son culte, avec tout ce que je puis avoir au cœur de foi simple et fervente, il n’est aucun doute dont je souffre. La vie me paraît ce qu’elle est, je crois, quelque chose d’infiniment triste ; car l’imitation de Jésus-Christ l’a dit : « Rien n’est plus triste que de vivre ; » mais quelque chose qui ne doit toutefois ni lasser notre patience, ni vaincre notre courage, ni blesser notre dignité. Je vis et sens que je puis vivre.

La vie militaire a d’abord à mes yeux, cette inestimable vertu, qu’elle porte une mortelle atteinte à tout ce que j’appellerai la partie efféminée de nos douleurs. Il n’est pas de rêverie dont l’action n’ait raison quand elle s’empare de nous d’une certaine manière. Aussi, je défie bien tous les. René, tous les Werther, tous les Obermann de poursuivre leurs langoureuses amours avec les chimères derrière dix tambours qui battent la charge. J’ai pensé souvent qu’aux heures du combat il en était de certaines pensées, qui gisent silencieuses au fond de notre cœur comme de ces braves dont parle le Cid, que le péril met soudain debout dans les ténèbres. « Nous nous levons alors… » Si les balles ont fait entrer la mort dans nombre de corps, dans combien d’ames ont-elles fait entrer