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Je commandais, l’an dernier, l’avant-garde d’une petite colonne qui opérait en Kabylie. On s’était battu dans la journée ; les troupes étaient lasses. Il s’agissait de trouver un bon terrain pour les bivouacs. Le général m’ordonna d’occuper un champ cultivé comme le sont les champs des Kabyles. C’était un terrain couvert d’une verdure où commençaient à se mêler des teintes blondes, un magnifique champ de blé. Je foulais ce sol à contre-cœur, lorsque j’aperçus devant moi un homme dont je vois encore la figure, portant la petite culotte et la chemise courte du Kabyle. Cet homme ne bougeait pas, il m’attendait les bras croisés ; quand, je fus près de lui, et qu’il me vit ordonner à mes zouaves de camper : « Tu ne sais donc pas, me dit-il, que tu es sur mon champ. » Cette idée ne paraissait point dans son regard qu’on pût sciemment porter une atteinte à sa propriété. « On m’a donné l’ordre d’installer mes hommes ici, lui répondis-je il faut que j’obéisse. — Mais tu veux donc me prendre mon champ ? s’écria alors le Kabyle, je te dis que c’est mon champ. Ce que tu fais là n’est pas juste. » Il y avait dans cet appel à la justice, fait sous le ciel, au milieu d’une solitude, par un homme désarmé, quelque chose qui me causa une violente émotion. Je suis de ceux que la faiblesse touche encore jusqu’aux larmes et que la justice altère, suivant une belle expression du Christ. Force me fut bien d’obéir à ma consigne cependant, et bientôt nos zouaves eurent mis à néant les trésors que Dieu avait jetés dans ce coin de terre. Tout ce que je pus faire à grand’peine, ce fut d’empêcher qu’on ne tuât le Kabyle sur son champ, qu’il ne voulait pas quitter. L’idée de la propriété, a jailli vivement pour moi de cet incident ; elle est restée dans mon esprit sous une forme naïve et sacrée.

Les économistes et les philosophes ont écrit sur la propriété des traités que je n’ai pas lus. Mes opinions à moi sur cette matière, comme sur presque toutes les autres, sont tirées tout simplement d’une sorte d’instinct : cela doit vous plaire à vous, docteur, qui aimez tout ce qui tient de la nature. La propriété, c’est par ce côté-là surtout qu’elle me touche me paraît un lien d’affection que Dieu a voulu établir entre les choses et nous. Allez vous promener souvent dans un bois, et faites d’habitude une halte sous un arbre dont l’ombrage vous paraît répandre une particulière fraîcheur : au bout d’un certain temps, une liaison se sera établie entre cet arbre et vous. « Je vais, direz-vous, me reposer sous mon arbre ; mon arbre est plus beau cette année-ci que l’an dernier. » Cette liaison s’exprimera par le mot qui indique la possession. Nous désirons posséder tout ce que nous aimons, et une mystérieuse délicatesse de notre nature fait qu’excepté Dieu, nous désirons posséder à nous seuls l’objet de notre amour. Vous, docteur, qui aimez tant Jean-Jacques, vous rappelez-vous l’éloquente douleur de votre maître lorsqu’il aperçoit tout à coup des traces humaines au milieu