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contre elle au moment où s’écrivaient les Mémoires d’Outre-Tombe, la sagacité de l’auteur ne peut souffrir d’avoir été dupe, même un seul jour. On veut bien avoir été du parti du plus faible, c’est générosité ; mais on ne veut pas avoir été de son avis, ce serait erreur, manque d’esprit et de prévoyance. On veut bien avoir été vaincu, mais non pas trompé. On veut avoir été avec les vaincus par le cœur, par l’esprit avec les vainqueurs, chevalier et philosophe, se dévouant pour le passé et comprenant l’avenir : on trahit ainsi par l’intelligence la cause qu’on avait servie par les armes.

Eh bien ! non, tout cela n’est pas. L’esprit n’avait rien prévu, mais le cœur n’avait rien senti. Tous ces calculs de coquetterie personnelle que nous retrouverons jusqu’au bout et avec plus d’évidence encore dans le récit de la carrière politique de M. de Chateaubriand, tous ces détours manquent leur but ; ils ne font point d’honneur à son jugement ; ils font du tort à ses sentimens. Il n’y avait pas grand mérite à écrire en 1820 ou 1830 quelques phrases assez rebattues sur l’innocente folie de vieux gentilshommes coiffés d’un bonnet de nuit sous un castor à trois cornes, qui s’imaginaient mettre la révolution en fuite en brandissant une vieille épée rouillée, et cela ne prouve nullement que l’auteur de ces froides plaisanteries eût vu lui-même de bonne heure la grandeur de l’événement contre lequel venaient se heurter en jouant de si faibles moyens ; mais si ce ton déplacé ne prouve rien en faveur de la portée philosophique de son esprit, pour un vieillard parlant de ses camarades et de ses souvenirs de jeunesse, pour le champion d’une cause malheureuse racontant ses revers, il atteste une insensibilité qui répugne. Quand Béranger voit passer le marquis de Carabas, il nous fait rire, parce qu’il rit. Chateaubriand grimace et nous déplaît. Il a suffi à Walter Scott, protestant, sincèrement attaché à la monarchie libérale de 1688, de souffler sur les cendres refroidies des Stuarts pour évoquer mille images gracieuses et touchantes, et un gentilhomme français, qui ne nous laisse rien ignorer de sa noblesse, et qui, pour n’avoir jamais lu ses parchemins, les savait cependant assez bien par cœur, n’a rien trouvé de mieux, pour célébrer les derniers soupirs de la loyauté aristocratique, que d’emprunter des quolibets à des chansonniers de la révolution ! Il n’y avait donc, parmi cette jeunesse rieuse et vaillante, ni Évandale secouant ses beaux cheveux et caracolant devant les dames, ni Claverhouse portant dans le commandement militaire une fermeté hautaine et courtoise. Quand ces régimens défilaient, aucune Flore clac Ivor n’écarta les rideaux de sa fenêtre et n’agita son mouchoir en signe de constance et de loyauté. Il faut qu’aucun de ces types délicieux n’ait alors frappé les yeux du jeune émigré, car aucun ne s’est retrouvé sous la plume du vieil historien. Je me rappelle pourtant avoir traversé autrefois le petit vallon de Bretagne qui fut rougi par le sang des victimes de Quiberon, et où s’élève