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rien ; elle reçoit la lumière d’en haut dans sa cour faite comme une cour d’abbaye ; elle a ainsi pour sa vie de chaque heure sa portion d’air et de jour : quand elle veut le ciel dans toute son étendue, elle a ses terrasses. Il y a sur les terrasses de notre bordj quelques canons qui m’ont l’air de remonter au temps de Charles-Quint ; des armes sont gravées sur ce bronze, rappelant, dans ce lieu de solitude, les splendeurs de pays lointains et d’âges passés. Une tour s’élève seule à l’un des coins de la forteresse comme le clocher de l’église, comme la tourelle de la mosquée ; elle est là un signe de commandement plutôt qu’une œuvre de défense : elle donne à l’édifice dont elle se détache quelque chose à la fois de religieux et de guerrier.

Ce bordj, ’ainsi bâti, réunissait, il y a de cela, peu de temps divers membres de la famille humaine. Il était habité d’abord par un bachaga que j’appellerai du premier nom musulman venu Mohammed si vous le voulez bien. Mohammed, qui réside là toute l’année, y a ses femmes, ses serviteurs et quelques-uns de ses cavaliers. C’est un ancien compagnon d’Abd-el-Kader, ce qu’on appelle un homme de grande tente ; long-temps il nous a fait une guerre acharnée. Son fusil en a abattu plus d’un parmi ceux que nous avons connus et aimés. Un beau jour, il a trouvé qu’il avait fait la guerre sainte assez long-temps pour se conquérir une place digne d’envie dans le ciel du prophète ; il s’est soumis, et est devenu notre serviteur. Maintenant c’est pour nous qu’il brûle de la poudre. Ces conversions n’ont pas chez les Arabes le côté infamant qu’elles auraient chez nous. L’Arabe est condottiere par excellence, et, pendant un certain nombre d’années, peut s’engager consciencieusement à casser la tête de ses frères : Mohammed n’excite aucun mépris, mais il soulève de grandes haines, car jamais semblable tyranneau n’a vécu dans un château fort aux plus beaux jours de la féodalité. Sir Réginald Front-de-Boeuf lui-même aurait reçu des leçons de lui dans l’art de trouver de l’or en battant la campagne. Moham med se fait payer l’impôt deux ou trois fois de suite. Un jour, quand il aura vidé tous les silos des environs, quand il n’aura plus à récolter dans la montagne que des coups de fusil, il demandera un congé à la France pour aller à la Mecque. Il ne reviendra pas de son pèlerinage ; il mourra en saint homme auprès du tombeau du prophète, sans qu’aucun spectre trouble sa dernière heure. Sous ce ciel rouge de l’Afrique, le meurtre n’est rien. La terre boit le sang comme la rosée. Dans l’éclatante lumière de ces beaux jours, dans la sereine clarté de ces merveilleuses nuits, on n’est pas troublé par le remords. Rien n’est plus à coup sur, que le visage de Mohammed ; c’est un visage régulier, animé d’un fin sourire, et qu’éclairent deux yeux d’une singulière douceur. Mohammed est vêtu simplement, comme la plupart des chefs arabes, mais il y a dans sa simplicité de l’élégance. Ses armes