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aujourd’hui de disputer cette qualification à quoi que ce soit. Souvenez-vous que d’autres ont appelé M. de Balzac un Pignault-Lebrun du beau monde ! J’aime à croire que la vérité est entre ces excès de jugement. Le fait est que M. de Balzac n’était ni un Molière ni un Pigault-Lebrun : c’était le peintre de mœurs sagace et hardi d’une société qui, pour le moment, aimait qu’on lui montrât à nu ses corruptions, et qui était servie à souhait par son romancier ; c’était un homme de verve et d’esprit qui, à ses idées déjà étranges sur la société, ajoutait malheureusement cette autre pensée, dont il s’est trop souvent inspiré,qu’un grand écrivain, un maréchal littéraire, comme il l’appelait, était celui qui offrait une certaine surface commerciale. Je n’ai nul plaisir à réveiller ces souvenirs, qui se lient à notre histoire contemporaine ; si je les rappelle, c’est parce que ces doctrines ont fructifié : elles pèsent sur nous, et ont contribué à précipiter la pensée littéraire, énervée ou complice, sur ce penchant où il lui est aujourd’hui si difficile de s’arrêter, et qu’elle ne peut parcourir jusqu’au bout sans aller au-devant de sa propre destruction.

Un des caractères tristement irrécusables du talent de M. de Balzac, c’est que, au milieu de facultés diverses et vigoureuses, il manquait complètement d’un certain idéal élevé, d’une certaine règle supérieure capable de diriger, de contenir et de féconder son observation, de donner à ses qualités tout leur prix ? Moralement, il en est résulté que l’auteur des Scènes de la vie parisienne franchissait le plus souvent toutes les bornes, confondait tous les élémens, et ne savait nullement discerner la limite au-delà de laquelle les passions, les sentimens, les caractères, cessent d’être vrais humainement pour devenir des exceptions difformes et repoussantes, qui ont tout au plus leur place dans quelque musée Dupuytren de la nature morale. Il est arrivé plus d’une fois au roman moderne de rivaliser avec ce panthéon élevé à toutes les turpitudes physiques. Je ne citerai qu’un exemple dans les œuvres de M. de Balzac, c’est le Père Goriot. Est-ce là encore de la réalité ? Je l’ignore. Ce qui est certain, c’est que Goriot n’est point un être humain, c’est que ce n’est point là un père selon la vérité. morale : tourmentez l’amour et le dévouement d’un père, vous n’en ferez point sortir la complicité avec les désordres et le libertinage de ses filles, à moins de franchir, comme je le disais, cette limite au-delà de laquelle apparaît la hideuse exception. Je comprends, dans Otway, le vieux sénateur vénitien dupé et berné par la courtisane Aquilina. Je ne comprends pas Goriot nouant les amours de sa fille Mme de Restaud et de son amant, et mendiant une place entre les deux. Littérairement, cette absence d’un instinct supérieur et régulateur chez M. de Balzac n’est autre chose que l’absence du goût : le goût littéraire manquait, en effet, à l’auteur de Vautrin, ou plutôt celui qu’il avait était confus et laborieux comme sa nature d’artiste elle-même, hasardeux et incertain comme elle par suite. De là cette inégalité qui apparaît souvent dans les ouvrages de M. de Balzac, dans ses inventions, dans ses récits, dans son style même ; de là ce mélange singulier de peintures qui changent et intéressent et de développemens outrés ou vulgaires, de pages qui atteignent par momens à l’éloquence à côte d’autres pages où l’écrivain ne se retrouve plus. C’est visiblement une organisation riche, vigoureuse, mais diffuse, qui semble, pour ainsi parler, n’avoir point la conduite d’elle-même, à qui manquent la