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donné, dans vos écrits, la meilleure partie de votre être, celle que nous voulions imiter. Que voulez-vous nous raconter maintenant, excepté ce qui n’intéresse et peut-être n’humiliera que vous seul ? Vous nous aviez donné votre idéal ; pourquoi tenez-vous absolument à ce que nous ayons votre confession pour le contrôler ? Votre enfance gênée et contrainte devant la sévérité du front paternel, la tendre, l’unique amitié de votre sœur, les premiers échos de la voix des forêts dans votre ame, René nous avait dit tout cela dans une page délicieuse, par quelques traits à la fois fermes et sobres, gravés à jamais dans notre cœur. Quand un demi-volume fastidieux nous aura appris maintenant qu’à côté d’un père sévère, vous aviez une mère maussade, à quoi pensez-vous que ce supplément serve ? Il valait mieux nous la laisser entrevoir inconnue et regrettée, comme avait fait René, que la dépeindre vivante et grondeuse, comme vous nous l’avez montrée. Quel avantage de transformer cette Amélie, marquée du sceau fatal de la passion, en une Lucile capricieuse, tristement mariée, dure pour un honnête homme de poète qui l’aimait sincèrement, et chez qui, toute votre sœur qu’elle est, il n’est pas bien sûr que le dérangement du cerveau fût le commencement du génie ? Si Lucile, heureusement pour elle et pour la pudeur du toit paternel, n’a pas été une Amélie complète, pourquoi mutiler votre création ? Si elle l’a été jusqu’au bout, avant de le faire entendre, avez-vous voilé vos dieux domestiques ? Et vous-même, pensez-vous gagner beaucoup à cette situation, qui frise le ridicule et n’évite pas l’immoralité, d’un homme marié délaissant sa femme légitime et voyant mourir une autre femme, noble cœur qui se consume pour lui, sans même s’apercevoir des progrès du mal qui la rouge ? Nous voyons bien que vous oubliez le devoir, mais nous ne sommes pas bien sûrs que ce soit pour suivre le sentiment. Je suis fâché de juger tout cela avec une morale si bourgeoise ; mais pourquoi René l’Européen, pourquoi Chactas, fils d’Outalissé, ont-ils tenu absolument à se montrer sous les traits d’un premier secrétaire d’ambassade de France à Rome, qui nous exhibe en détail son extrait de naissance et son contrat de mariage ?

Et savez-vous, en définitive, quel est le résultat de ces confidences, parfois si intimes qu’on croit commettre une indiscrétion en les écoutant ? C’est de glacer chez le lecteur toute espèce de sympathie. Tant d’égoïsme réveille le mien ; je n’ai que faire d’aller donner mon intérêt à celui qui est déjà si riche de son propre fonds. Quelque part, au milieu d’une description détaillée, qui n’est pas sans mérite, du château de Combourg, M. de Chateaubriand est censé s’interrompre en s’écriant : «… J’ai été obligé de m’arrêter ; mon cœur battait au point de repousser la table sur laquelle j’écris. Des souvenirs qui se réveillent dans ma mémoire m’accablent de leur force et de leur multitude,