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L’unité de nos désastres littéraires se retrouve dès qu’on les rapproche du mouvement social dont ils sont un des élémens et l’expression en même temps. Là tout se coordonne, tout reprend son caractère, sa logique et sa suite. Les circonstances sociales, les tendances politiques, qui ont permis que les lettres dérivassent ainsi vers la corruption, apparaissent sous leur véritable aspect. Le mal que, par une réaction invincible, les lettres ont fait à la société elle-même, en l’enveloppant d’une atmosphère factice, en l’accoutumant à se voir autrement qu’elle n’est, en nourrissant sa conscience de sophismes et de brutales séductions, éclate aussi dans son vrai jour. Le moment n’est point éloigné, je pense, où un impartial et sévère jugement pourra embrasser l’ensemble de ce mouvement contemporain, et faire la part de toutes les influences ; peut-être est-il déjà venu !

Ce n’est pas pour rien que cette heure triste et solennelle qui clot la première moitié de notre siècle a sonné ; ce n’est pas pour rien qu’une révolution survient comme pour marquer avec une précision fatale la fin de bien des choses. Ce qu’une révolution met de rides sur un front triomphant de la veille ne se pourrait bien dire ; ce qu’elle jette en passant de poussière et de cendre sur une œuvre hier encore populaire ne saurait être apprécié que par ceux qui sont curieux de ce genre d’expérience, et vont un moment interroger les succès d’autrefois. Elle change les perspectives, et cela suffit ; lisez encore après cela quelqu’un de ces ouvrages que vous attendiez chaque matin, il y a quelques années seulement : hélas ! vous avouerez que les inventions de Mercier et de Restif avaient de l’intérêt et du feu autant que celles-ci. La révolution de février a été assez peu libérale en bienfaits pour qu’on ne lui dispute point celui-ci : c’est que, à tout prendre, elle nous a éclairés sur bien des points, elle nous a affranchis de beaucoup de sottes admirations, de bien des ridicules et coupables complaisances à l’égard de toute corruption déguisée en drame ou en roman. Ce qui n’est point douteux, ce qui est dans l’instinct universel aujourd’hui, c’est qu’il est bien vrai qu’il y a quelque chose qui s’achève et qui meurt autour de nous en littérature comme en politique ; il y a comme une ère littéraire qui finit au milieu de l’incertitude générale, — l’ère des excès de l’imagination, peut-on dire ; — l’ère de l’art pour l’art, l’ère du roman et des romanciers. Il semble que cette phase de déclin de tout un genre de littérature prenne un caractère de réalité plus sensible, quand on voit disparaître au même instant un de ces esprits faits, par le mélange de leurs qualités et de leurs défauts, pour le personnifier avec un éclat particulier. Telle est l’impression qu’éveille naturellement, en quelque sorte, la mort récente d’un des hommes les plus remarquables assurément, de la littérature moderne, M. de Balzac. Il n’y a là ni sujet d’apothéose ni sujet d’acerbe et inutile contestation ; c’est un fait à constater, sans méconnaître que, si l’habile romancier a donné trop de gages aux entraînemens contemporains, il se présente en même temps tenant dans sa main droite quelques œuvres, telles que la Recherche de l’Absolu ou Eugénie Grandet, qui ont leur place parmi les plus heureuses créations du roman moderne.

Oui, en voyant ainsi disparaître un des écrivains qui ont le plus contribué à donner à l’imagination moderne l’impulsion qu’elle a suivie, je me disais involontairement que c’était plus qu’un homme de talent qui s’en allait, que c’était