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mais ce ne fut que la surprise d’un moment. La tradition avait dans cette ame de trop profondes racines pour que la logique pût l’en arracher. Il fit un signe de doute, et garda le silence, preuve certaine d’une croyance qui ne veut pas se discuter elle-même. J’avais mieux à faire que d’essayer de le convaincre. Le plus nécessaire, pour le moment ; était de retrouver celui que je supposais coupable. Je parcourus la grève, je fis fouiller les rochers, mais sans rien découvrir. Comme nous revenions, je trouvai les paysans groupés dans la cabane. Le prêtre se tenait agenouillé devant le lit de Judok, et derrière lui un enfant portait les saintes huiles. Tous deux étaient arrivés trop tard.

Je m’approchai avec l’émotion involontaire que cause toujours l’aspect de la mort. L’écorcheur venait de s’éteindre dans une convulsion dont tout révélait encore l’horreur suprême. Un de ses bras était tordu sous sa tête, tandis que l’autre se raidissait sur la couche de paille. Aucune main pieuse n’avait refermé ses paupières, qui laissaient voir une orbite blanche et renversée ; les traits crispés par l’agonie avaient une expression si douloureusement terrible, que, malgré moi ; je détournai les yeux. Le prêtre éprouva sans doute la même sensation, car il prit le ballin[1] qui recouvrait le lit et le tira sur la tête du trépassé. On lui apporta ensuite une assiette pleine d’eau qu’il bénit ; on la posa près du chevet funèbre avec une branche de buis en guise de goupillon ; deux chandelles de résine furent allumées, et une vieille femme s’assit, le chapelet à la main, sur l’âtre calcifié par l’incendie. C’était la veillée des morts qui commençait ; les assistans se dispersèrent, et je regagnai la barque avec le gabarier.

La nuit était remarquablement sereine : on entendait les moindres clapotemens de la mer le long des récifs, et une petite brise qui ne gonflait que le haut de notre voile poussait lentement l’embarcation. Assis au dernier banc, je tenais l’écoute, tandis que Salaün était à l’arrière, la main sur la barre. Encore sous l’impression de ce qui venait de se passer, nous gardions tous deux le silence. Les dentelures de la côte, qui se dessinaient vigoureusement sur un ciel à demi éclairé, passaient successivement sous nos yeux. Quelquefois, d’un clocher lointain que nous ne pouvions apercevoir, le tintement de l’heure nous arrivait à travers le calme de la nuit.

La barque avait déjà doublé la dernière pointe, et nous apercevions la petite crique du gabarier, quand celui-ci se leva à demi et plaça sa main au-dessus le ses yeux. Je suivis la direction de son regard, et j’aperçus sur la grève, alors éclairée par les étoiles, deux ombres en mouvement. Bien que la distancé et la demi-obscurité ne permissent pas de les distinguer, leur agitation semblait annoncer une lutte ; par

  1. Couverture d’étoupe.