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fermé comme s’il menaçait encore. Salaün imprima à la barque une brusque déviation qui l’éloigna du promontoire. Je lui dit en souriant de se rassurer, que ce n’était point à nous qu’en voulait l’écorcheur : il secoua la tête.

— L’ami du diable est ennemi de tout le monde, murmura-t-il à demi-voix ; monsieur n’aura qu’à s’en prendre à lui-même, si tout à l’heure il ne fait point bon sur l’eau salée.

— Craignez-vous un grain ? demandai-je.

Salaün plia les épaules.

— Demandez à ceux qui l’envoient ! dit-il avec humeur ; quand je suis parti, rien ne s’annonçait, et maintenant il y a un nuage sur la Pointe du Corbeau !

Je regardai dans la direction indiquée, une sorte de fumée blanche montait, en effet, dans le ciel et commençait à en salir l’azur. La brise fraîchissait de plus en plus ; on voyait les crêtes des vagues se border d’une écume verdâtre ; le bruit du ressac devenait plus rauque, et les rivages effaçaient à demi leurs contours dans une transparente bruine. Cependant l’horizon avait conservé sa limpidité ; et j’avais assez souvent observé les annonces d’orage pour ne trouver, dans ce que j’apercevais, aucun signe sérieusement alarmant. Il me parut évident que les superstitieuses préventions du gabarier lui faisaient oublier sa propre expérience. Je m’assis donc tranquillement sur le rebord du bateau, laissant pendre au dehors une de mes mains qui effleurait en se jouant, la cime des flots.

Nous contournions lentement la baie, dont tous les aspects passaient successivement sous nos yeux. La côte présentait tantôt des plages couvertes d’un sable nacré que les coquillages émaillaient comme des fleurs, tantôt des dunes pierreuses aux flancs sculptés par la mer. Ici c’étaient de hautes pyramides rougeâtres et pailletées de mica qui se dressaient aux bords du promontoire, là des galeries aériennes d’un schiste ardoisé s’avançant au-dessus des vagues comme des balcons de fées aquatiques. De loin en loin, le roc, creusé par les flots dressait de gigantesques arcades sous lesquelles tourbillonnaient des essaims de goélands gris, tandis que la mer, brisée à tous ces écueils, les entourait de son murmure plaintif. Nous commencions à distinguer l’ouverture de la caverne marine vers laquelle nous nous dirigions. Née de la mer, comme l’exprime son nom celtique, la grotte de Morgate ou Morgane[1] occupe la base d’un haut promontoire entièrement dépouillé. Le cintre surbaissé que forme l’entrée de la grotte s’ouvre sur les flots comme la mâchoire à demi noyée d’un cétacé gigantesque. Il fallut se coucher

  1. Morgane vient de deux mots celtiques, mor, mer, et gannet, enfanté. C’est par corruption que le nom de Morgane a été transformé en celui de Morgate.