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— Allons, vieille pratique, ne criez donc pas toujours misère, ou je croirai que vous roulez sur l’or, interrompit Guiller ; vous pouvez compter les bouchées, pourvu que vous ne comptiez pas les petits verres… En route la bouteille de vin de feu !

Le cordier parut embarrassé. Il grommela entre ses dents quelques mots que le meunier ne dut point entendre plus que moi, mais dont il comprit l’intention.

Ah ! pas de flibuste, Judok-Naufrage ! interrompit-il presque sérieusement. ou je ne vous apporte plus de mouture ! Ma meule ne tourne que pour les bons enfans.

Le kacouss parut céder à la menace de Guiller. Je savais déjà que la rareté des moulins, dans plusieurs parties de la Bretagne, mettait les habitans solitaires et dispersés à la merci des meuniers. En refusant leur pratique, ceux-ci pouvaient les affamer, et on m’avait cité, dans l’Arhès, des exemples singuliers de leur tyrannie. L’un d’eux avait forcé son voisin à transporter le blé qu’il faisait moudre à six lieues de sa ferme, et je l’avais vu faire jusqu’à trois et quatre voyages avec sa charrette et son attelage avant d’obtenir sa mouture. Je ne fus donc surpris ni de la menace de Guiller, ni de la condescendance du cordier. Ce dernier s’était approché d’un vieux coffre fermé à clé d’où il retira une bouteille à moitié vide et trois verres d’inégale grandeur. Il posa les verres sur la table ; Guiller s’empara du plus grand.

— Faisons bonne mesure, compère, dit-il en le tendant à son hôte, les routes sont aujourd’hui aussi chaudes que la gueule d’un four, et les chrétiens ont besoin de rafraïchissemens.

Malgré l’invitation, la main de Judok versait si précautionneusement, que le verre ne pouvait se remplir. Deux ou trois fois il s’arrêta court ; mais le meunier restait le bras tendu et l’obligeait à verser de nouveau. Il ne retira le verre que lorsqu’il fut plein.

— Maintenant au gentilhomme ! dit-il en m’indiquant ; il y a toujours profit à trinquer avec les honnêtes gens.

La générosité foliée de Judok lui donnait un air d’anxiété si plaisante, que, malgré ma répugnance, j’acceptai la maligne invitation du meunier. La main de notre avare échanson remplit le second verre avec force hésitations et tremblemens ; mais, quand il en vint au troisième, qui lui était destiné, le comique prit des proportions véritablement merveilleuses. Partagé entre sa ladrerie et son goût pour le vin de feu, Judok versait à demi, s’arrêtait, puis reprenait avec des grognemens de convoitise et de désespoir d’une indicible bouffonnerie. Il porta enfin le verre à ses lèvres en gémissant, poussa une exclamation de joie dès qu’il eut goûté, puis, subitement repris par la pensée de la dépense, soupira de nouveau, but une seconde fois pour se consoler, et s’épanouit encore jusqu’à ce qu’il revint au cruel souvenir. J’assistais à